Chronique 15 - Bertrand Tavernier, les cinéphiles peuvent le dire: il était le meilleur d'entre nous

Le 14 avril 2021

Certes, même en ces temps troublés où les comptes rendus des sorties cinématographiques sont devenus impossibles à cause d’un certain microbe, il n’est pas dans le cahier des charges de Ciné-Feuilles d’accumuler les nécrologies. Nous ne nous sommes donc pas arrêtés sur certains récents disparus qui l’auraient pourtant mérité, tels que Michael Apted (Gorilles dans la brume, Gorky Park), Catherine Rich, le roi des cascadeurs Rémy Julienne, Christopher Plummer, Haya Harareet (Esther dans Ben-Hur), l’égérie de Bergman Gunnel Lindblom, Yaphet Kotto (Alien, Vivre et laisser mourir), Jessica Walter (Un frisson dans la nuit) ou Jacques Frantz et sa voix si belle et si familière.


Mais là, il aurait été pour le coup complètement irresponsable de ne pas dire un mot ému sur le cinéphile le plus passionné et passionnant, mémoire vivante et encyclopédique du cinéma, ayant abordé le septième art sous tous ses aspects autant comme créateur que comme spectateur, qui nous laisse une œuvre filmée, écrite, éclectique, didactique et précieuse. Un merveilleux conteur qui occupait une place tout à fait à part pour les amoureux du cinéma. Tous nos respects donc à Monsieur Bertrand Tavernier.


«Il n’y a pas d’amour heureux. Mon bel amour mon cher amour ma déchirure, je te porte dans moi comme un oiseau blessé...» La première chose que Bertrand Tavernier nous apprend au tout début de son documentaire Voyage à travers le cinéma français, c’est que ce célèbre poème fut rédigé en 1943 par Louis Aragon dans la cave de la maison familiale des Tavernier à Lyon; maison dans laquelle le poète et sa compagne Elsa Triolet furent cachés durant plusieurs mois par René, le père, alors qu’ils étaient traqués par l’occupant pour leurs actions dans la Résistance. En guise de remerciements, Aragon dédiera le poème à la maman du petit Bertrand. Cette anecdote explique peut-être déjà plusieurs des caractéristiques du futur cinéaste. D’abord son attachement à sa ville natale, dont il reviendra souvent sur l’histoire et les traditions et qu’il filmera régulièrement: son premier long métrage, L’Horloger de Saint-Paul, s’y déroulera d’ailleurs, après que Tavernier eut transféré l’action du roman de Simenon des Etats-Unis à Lyon; son goût pour l’Histoire et la littérature; ses prises de positions politiques et sociétales; son intérêt pour la description de gens simples aux prises avec de grands défis ou obstacles.


Mais comment résumer Bertrand Tavernier en quelques lignes? Par quoi commencer? Et dans quel ordre? Mission sinon impossible du moins ardue, tant le parcours est riche et diversifié. Le plus simple est de s’appuyer sur l’œuvre qui clôturera sa carrière, le merveilleux et indispensable documentaire déjà mentionné, constitué d’abord d’un film de trois heures, suivi de huit épisodes d’une heure pour la télé. Ce Voyage à travers le cinéma français constitue deux coffrets que tout cinéphile qui se respecte se doit d’avoir dans sa vidéothèque. Le film prend tout son temps pour nous offrir une traversée approfondie des années 30 aux années 80.


Dans cette œuvre gigantesque, Tavernier nous propose son périple parmi les films qui l’ont fait, basé sur ses goûts, ses coups de cœur, ses rencontres avec de nombreuses personnalités rencontrées très tôt, lors de ses années d’études alors qu’il animait, avec plusieurs autres passionnés, le ciné-club Nickelodéon. Depuis cette époque et tout au long de sa vie, le cinéaste verra avec voracité des milliers et des milliers de films, constituant ainsi le début de sa formidable culture en la matière. Les différents chapitres nous parlent de ses cinéastes «de chevet», des oubliés, des méconnus, des premières femmes réalisatrices, des compositeurs; il se remémore Becker, Carné, Guitry, Pagnol, Autant-Lara, Tourneur, le cinéma français pendant la guerre, revient sur des scénaristes comme Charles Spaak ou son cher Jean Aurenche, des techniciens novateurs, les circonstances historiques dans lesquelles certaines œuvres comme La Grande Illusion furent tournées, des comédiens comme Jean Gabin qu’il a bien connu... et tout ceci n’est qu’une petite partie des trésors de ce Voyage. Il propose au public des dizaines d’extraits de films oubliés ou non, qu’il commente à grand renfort d’anecdotes (ah, les escaliers de Max Ophüls!), d’humour et de ressentis. On se souvient de ses révélations sur le cinéaste Jean Grémillon qui, passant ses dernières années dans la misère et l’anonymat, retrouvera une notoriété grâce aux efforts de Tavernier et de son ciné-club, dont les membres se cotiseront pour offrir une sépulture au réalisateur. Grémillon qui, comme le dit le commentaire, «mourra, malchance suprême, le même jour que Gérard Philipe», coïncidence qui éclipsera totalement sa disparition.


Il est vraiment difficile de décrire l’enchantement provoqué par le documentaire. Tour à tour taquin, touchant ou très drôle, Tavernier nous comble avec son humour, des dizaines de secrets connus, pour beaucoup d’entre eux, de lui seul ou presque, et propose des éclairages passionnants sur des détails divers. Il ne faut toutefois pas croire que ce voyage délicieux ne s’adresse qu’à des gens qui sont déjà connaisseurs. Le réalisateur cinéphile n’est jamais docte ou dogmatique, il cherche à éveiller la curiosité et l’intérêt de tous les publics... et nous mettons chaque spectateur au défi de ne pas redouter l’apparition du générique de fin, ainsi que de ne pas ressentir l’envie de découvrir toutes affaires cessantes un grand nombre des films proposés. Plusieurs d’entre eux qui étaient introuvables avant la sortie du documentaire sont d’ailleurs maintenant disponibles! Nous sommes réellement ébahis et reconnaissants de la manière dont ce grand conteur s’est décarcassé pour nous emmener en voyage, en ayant certainement dû faire des choix déchirants pour lui, par manque de temps!


Mais Bertrand Tavernier n’était pas qu’un amoureux du cinéma français. En insatiable curieux, il s’intéressait à tout, et notamment au cinéma américain. Il fut l’auteur de plusieurs ouvrages considérés aujourd’hui comme de référence, tels que 50 ans de cinéma américain et le prodigieux Amis américains. Dans cet ouvrage colossal de près de mille pages, agrémenté d’une quantité phénoménale de photos inédites, le cinéaste propose une analyse critique et historique de l’œuvre d’une trentaine de personnalités aussi variées que John Huston, Stanley Donen, Richard Quine, Elia Kazan, le scénariste Philip Yordan, Joseph Losey, Quentin Tarantino ou Henry Hathaway. Et sont surtout retranscrites les centaines d’heures d’entretiens avec tous ces créateurs. Là aussi, Tavernier accumule réflexions et anecdotes, en réussissant l’exploit de décortiquer toutes les caractéristiques d’un metteur en scène, de l’écriture à la réalisation, de la technique au choix des objectifs, et tout cela dans un ouvrage qui s’adresse encore une fois au public le plus large. Dans ce livre comme dans toute sa vie, le cinéaste fut moins un critique qu’un défenseur, un passeur.


Eh oui, Tavernier connaissait tout et tout le monde. Voici un extrait de l’hommage rendu par Martin Scorsese à son ami disparu: «J’ai très vite compris que Bertrand connaissait de fond en comble l’histoire du cinéma. Plus encore, il était un passionné du cinéma: passionné par ce qu’il aimait, passionné par ce qu’il détestait, passionné par ses nouvelles découvertes, passionné par les figures injustement oubliées dans l’histoire du cinéma - Bertrand a été celui qui nous a permis de redécouvrir le réalisateur Michael Powell -, passionné par les films qu’il a lui-même réalisés. (...) Bertrand connaissait intimement tous les aspects du cinéma français. C’est une chance incroyable pour nous tous que Bertrand ait partagé son savoir et sa passion dans son documentaire Voyage à travers le cinéma français, une œuvre d’une grande beauté. Il connaissait tout aussi intimement le cinéma américain. Bertrand et Jean-Pierre Coursodon ont coécrit, et régulièrement mis à jour, un dictionnaire exhaustif consacré aux réalisateurs américains (50 ans de cinéma américain). Cet ouvrage majeur mériterait d’être traduit en anglais. (...) Je veux enfin partager une dernière image à propos de Bertrand. Une image bien connue par tous ses amis et par tous ses proches. Bertrand était tellement passionné qu’il pouvait littéralement vous mettre K.-O. Il restait assis, pendant des heures et des heures, argumentant pour ou contre un film, un cinéaste, un musicien, un livre ou une décision politique. Au bout d’un moment, terrassé, vous vous demandiez simplement: mais d’où lui vient toute cette énergie? Aujourd’hui, il m’est très difficile de me dire que je n’aurai plus jamais la chance de recevoir toute cette incroyable énergie. Que je n’aurai plus jamais la chance de rencontrer un homme aussi extraordinaire, un homme tellement irremplaçable.»


Cette culture intarissable et cette passion de transmettre transparaissent dans ses livres, ses conférences, ses articles, ses parrainages de festivals divers, mais aussi dans un nombre incalculable de DVD. De nombreux films de plusieurs pays, plus ou moins anciens, plus ou moins connus, contiennent en bonus des interviews remarquables de Bertrand Tavernier, proposant un éclairage technique ou historique complet du film en question.


Rappelons encore qu’après ses débuts en tant qu’animateur de ciné-club et critique dans plusieurs journaux comme Les Cahiers du cinéma ou Positif, le futur cinéaste débuta comme assistant-réalisateur pour Jean-Pierre Melville (ses souvenirs du tournage de L’Armée des ombres sont assez croquignolets) ou attaché de presse pour entre autres Claude Chabrol et José Giovanni. Il travailla également comme scénariste, comprenant très vite l’importance prépondérante des auteurs. Il s’attachera tout particulièrement dans son œuvre à la qualité de ses scripts et au choix de ses scénaristes ou coscénaristes. Lorsque, plus tard, il fut amené à réaliser son premier film, il connaissait donc de très près tous les aspects du métier. N’oublions pas que Bertrand Tavernier était aussi un grand amateur de musique en général et de jazz en particulier. Son film Autour de minuit rend un hommage appuyé à deux jazzmen américains.


Venons-en maintenant à l’évocation d’une partie de sa filmographie. Une trentaine de films extrêmement variés, allant de la comédie au drame, de l’historique au contemporain, de la dénonciation sociétale à l’étude de mœurs, de la romance au polar, du cape et d’épée à la science-fiction, tout cela entre des scénarios originaux et des adaptations de romans ou de bandes dessinées. Dans son travail de cinéaste comme pour ses autres activités, c’est l’éclectisme, la diversité, qui sont à l’honneur. On ne peut évidemment évoquer la filmo de Tavernier sans parler de sa belle et prolifique collaboration avec celui qui fut son acteur fétiche, Philippe Noiret: sept films ensemble entre 1974 et 1994. Parmi les plus marquants, nous citerons L’Horloger de Saint-Paul, dans lequel Noiret entre dans le jardin de la maison familiale lyonnaise dont nous parlions au début. L’acteur y joue un artisan sans histoire confronté à un acte criminel commis par son fils. Parlons aussi du magnifique Le Juge et l’assassin, racontant une terrible histoire vraie s’étant déroulée au 19e siècle. L’affrontement entre Noiret et Michel Galabru, dans un long plan-séquence resté célèbre se déroulant devant une carte de France, est spectaculaire. Notons au passage le flair et l’obstination du cinéaste qui imposa Galabru dans le rôle du criminel fou et pathétique. Tavernier n’envisageait aucun autre comédien pour ce personnage. Pourtant à l’époque, l’acteur ne tournait quasiment que dans des navets franchouillards indigents aux titres qui se passent de commentaires: Deux grandes filles dans un pyjama, Y'a un os dans la moulinette ou Les Bidasses en cavale. On avait même eu droit au Trouble-fesses! Intimidé par le talent et l’aura de Noiret, Galabru, soutenu et rassuré par son metteur en scène, livra finalement une performance extraordinaire qui lui valut un César et surtout une belle et tardive reconnaissance de ses pairs. Voici une petite anecdote racontée avec le sourire par Tavernier. Lorsque le cinéaste annonça à son producteur qu’il comptait engager Michel Galabru, il s’entendit répondre: «Vous ne voudriez pas Alain Delon, plutôt?»


Dans les deux films dont nous venons de parler, le cinéaste en profite pour glisser des messages qui lui tiennent à cœur. Le Juge et l’assassin se termine notamment par une usine en grève, la naissance du syndicalisme, sur une magnifique complainte de la Commune composée par Jean-Roger Caussimon.


Pour cette collaboration Tavernier-Noiret, citons encore la comédie dramatique Coup de torchon, film adapté d’un roman de la Série noire, avec également Stéphane Audran et Eddy Mitchell; l’irrésistible Que la fête commence dans lequel Noiret donne la réplique à Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle, ainsi que La Vie et rien d’autre, émouvant drame sur la recherche d’un soldat disparu pendant la guerre de 14-18.


Pour ne citer que quelques autres films, nous ferons aussi une sélection subjective et évoquerons La Mort en direct, avec Romy Schneider et Harvey Keitel, vision futuriste et noire de la télévision qui malheureusement, quelques décennies plus tard, n’est plus de la science-fiction; Un dimanche à la campagne, qui verra un vieux peintre en 1912 perdre quelques-unes de ses certitudes; Daddy nostalgie, de jolies retrouvailles entre un père et sa fille interprétés par Dirk Bogarde et Jane Birkin; le génial L.627, un film tourné caméra à l’épaule à la manière d’un documentaire, racontant le quotidien d’un groupe de petits flics de quartier. Ce film est simplement prodigieux, tristement drôle, décrivant avec exactitude les tracasseries administratives sans fin, le peu de soutien accordé par leur hiérarchie à ces enquêteurs qui font de leur mieux, les petites magouilles et les grands scandales. Tous les comédiens sont parfaits, du grand homme de théâtre Didier Bezace à Philippe Torreton; L’Appât, revenant sur un fait divers survenu dans les années 80 et révélant la débutante Marie Gillain dans un rôle ahurissant d’ingénue criminelle; Capitaine Conan, qui ramène à la guerre de 14 dans les Balkans, avec un scénario puissant et un casting quatre étoiles; Laissez-passer avec Jacques Gamblin et Denis Podalydès, film évoqué dans nos chroniques sur Henri-Georges Clouzot, décrivant les créateurs du cinéma français sous l’Occupation et la firme allemande Continental; Dans la brume électrique, étonnant et très sombre polar pour lequel Tavernier dirigea Tommy Lee Jones dans la moiteur des bayous de Louisiane; et enfin Quai d’Orsay, satire mordante de la politique française du 21e siècle, adapté d’une bande dessinée, avec un Thierry Lhermitte parfait dans le rôle d’un ministre imbuvable qui nous explique l’importance d’un Stabilo et l’usage que l’on doit en faire.


En résumé, il aimait les artistes, les auteurs, la musique, la littérature; il aimait son pays, s’autorisant donc à le critiquer parfois et à donner un point de vue sur son passé («J’ai beaucoup plus aimé la France grâce au cinéma qu’à travers le monde politique», dira-t-il); il aimait la curiosité et le monde; il vénérait le cinéma et le connaissait mieux que quiconque, et il nous laisse un héritage inépuisable. Nous regrettons déjà de ne plus pouvoir l’entendre désormais partager sa passion avec nous. Mais n’oubliez pas, lancez-vous dans ses Voyages!


Nous terminerons en rappelant que Bertrand Tavernier eut deux enfants: une fille devenue romancière et un fils, Nils. Ce dernier démarra comme acteur, notamment dans L.627 et La Fille de d’Artagnan, et est aujourd’hui réalisateur. Nous lui devons le très joli De toutes nos forces avec Jacques Gamblin, ainsi que le plus récent L’Incroyable Histoire du facteur Cheval. C’est à lui que nous laisserons le dernier mot. Il vient en effet de rendre hommage à son père avec cette simple et jolie phrase: «Il faisait du cinéma pour servir le cinéma».


Philippe Thonney