Chronique 14 - «Toute votre justice déraisonne!»

Le 24 mars 2021

Après nous être longuement arrêtés sur Henri-Georges Clouzot et avoir rendu hommage à Jean-Claude Carrière, nous reprendrons cette fois notre voyage au hasard dans notre mémoire et nos goûts cinéphiliques en revenant sur un film qui nous a marqués. Un film choisi sans aucun autre motif que celui du coup de cœur.


Nous vous parlerons donc de l’excellent Justice pour tous (... And Justice For All), réalisé en 1979 par le cinéaste Norman Jewison. Il est à classer sans hésiter dans la liste des films de procès, de tribunaux, d’étude sociétale, les plus efficaces et les plus aboutis. Moins connu que d’autres œuvres dites «à thèse» telles que 12 hommes en colère, Serpico ou Les Hommes du président, Justice pour tous, comme ces trois autres films, ne vieillit pas, même si plusieurs personnages sont clairement estampillés «seventies» et si son récit est intrinsèquement lié à son époque. Epoque aujourd’hui révolue... enfin... pas tant que ça. Dans le temps certes, mais dans la réalité, pas toujours.


«L’honnêteté n’a pas grand-chose à voir avec le métier d’avocat.» Cette réflexion, assénée avec lassitude par le jeune homme de loi idéaliste et tête brûlée qui est le héros de l’histoire, est au cœur du récit. Supérieurement interprété par Al Pacino, Arthur Kirkland est un avocat pénaliste qui vivote dans la grande ville. A la tête d’un modeste cabinet, il s’est spécialisé dans de petites et médiocres affaires concernant les bas-fonds plus que la haute société. Il s’en accommode malgré tout et se consacre pleinement et avec passion à sa tâche, porté par son idéalisme et sa haine de l’injustice frappant des petites gens qui n’ont, en aucun domaine, les moyens de se défendre. Mais de plus en plus, il y a quelque chose qui le tarabuste: dans ces affaires à première vue anecdotiques, parfois ridicules, parfois tristement sordides, dont il s’occupe, il s’aperçoit avec dépit que la justice, contrairement au titre du film et à la constitution américaine qui nous est rappelée par des voix d’enfants dans le générique de début, n’est pas la même pour tous. Arthur doit, par exemple, défendre un homme qui risque des années de prison suite à une infondée réaction en chaîne provoquée par une simple arrestation pour un feu arrière cassé. Il observe déjà avec dégoût le fossé séparant ceux qui ont les moyens de s’offrir un verdict favorable et les autres qui sont d’avance broyés par un système ne leur daignant même pas le droit de s’expliquer. Au début du film, Arthur sort de prison, ayant été condamné à une courte peine pour avoir frappé un juge qu’il déteste, et qui d’ailleurs le lui rend bien. Ce magistrat rigoriste et impitoyable, craint par tout le monde y compris par ses pairs, appliquant la loi à la lettre sans la moindre once de réflexion ou d’humanité, inflige des peines à faire frémir à des gens désemparés qui, objectivement, ne le méritent pas. Tout ce qu’Arthur abhorre, sans qu’il puisse d’ailleurs y faire grand-chose. Les deux hommes n’en sont pas à leur premier affrontement. Mais lorsque ce juge Fleming (excellent John Forsythe) est à son tour arrêté pour un fait extrêmement grave, il compte bien s’en sortir sans accroc grâce à son statut, sa réputation et son métier. Par calcul, par chantage, par sentiment de toute puissance et par un incroyable cynisme, il va confier à son ennemi intime Arthur la tâche de le défendre lors de son procès. Forcé d’accepter sous peine de représailles, le jeune avocat exalté n’est pas au bout de ses surprises... ni de ses écœurements.


Certes, depuis 1979 et jusqu’à aujourd’hui nous avons vu un grand nombre de films ou téléfilms de tribunaux, les thèmes de l’injustice ou de la critique sociétale sont très exploités, souvent d’ailleurs avec bonheur. Depuis plusieurs années, de nombreuses séries télévisées plus ou moins réussies se basent sur le quotidien d’un cabinet juridique. Mais à l’époque, ce n’était pas si courant. Pour parler vite et faire une généralité, disons que les principaux films exemplaires dénonçant l’absurdité ou l’inhumanité de la société contemporaine sur un plan judiciaire arrivent à partir des années 70. A quelques exceptions près bien sûr, dont 12 hommes en colère. Justice pour tous fait partie des films novateurs de cette époque, comme le méconnu La Nuit des juges. Le cinéaste prend tout son temps, ne se contente pas de raconter l’histoire principale mais cherche à brosser un portrait général de la justice, de ceux qui la font ou la subissent, de ses petites mains, de ses bons et de ses méchants. Le tableau n’est pas toujours glorieux, faisant du personnage principal un héros de tragédie grecque. Arthur ne supporte plus l’attitude consistant à vouloir gagner à tout prix en dépit de la vérité, au mépris de la vraie justice et de l’humanité. Il assiste en effet à plusieurs cas dans lesquels les coupables ne sont pas punis, et les innocents pas épargnés. C’est une société implacable, dépourvue de recul et au bord de la folie, que le film dépeint.


Grâce à cet état des lieux général que propose le cinéaste, on croise dans le récit une multitude de petits personnages secondaires ancrant le propos dans la réalité quotidienne. Un avocat négligent qui fera involontairement payer très cher sa faute à l’un de ses clients, un autre qui, grâce à son talent, obtient la libération d’un criminel et en fera par la suite une grave dépression nerveuse, un juge que l’on pourrait qualifier de «joyeusement suicidaire», une magistrate qui essaye, comme Arthur, de mettre de l’ordre dans tout ça mais qui n’y parvient pas, de pauvres victimes coupables de rien mais condamnées d’avance. Ne croyons toutefois pas que le film n’est que noirceur et pessimisme. L’humour y est extrêmement présent, notamment dans une scène d’hélicoptère pas piquée des hannetons. De nombreuses répliques sont très drôles. Le film passe régulièrement du drame à la comédie, ce qui lui fut d’ailleurs reproché par plusieurs critiques à sa sortie. Mais après tout, n’est-ce pas comme ça que cela se passe dans la vie? Plusieurs des seconds rôles sont irrésistibles, dont Jack Warden et Jeffrey Tambor qui font un numéro étonnant. La tendresse également imprègne le film, grâce aux moments partagés entre Arthur et son grand-père qui perd lentement la boule. Des scènes qui ne sont pas indispensables à l’enjeu principal du récit, mais qui se révèlent formidables en arrière-plan, pour installer le film dans cette réalité quotidienne dont nous parlions. Quant au héros, le soin apporté à l’écriture de son personnage ajouté à la somptueuse interprétation d’Al Pacino font un bien fou. Sa plaidoirie finale, dans laquelle l’acteur laisse libre cours à sa folle créativité et à sa célèbre présence animale, est un morceau d’anthologie. Dans ce moment incroyable qui constitua sans aucun doute la raison de la nomination de Pacino aux Oscars, l’avocat qu’il interprète, révolté par le cynisme et l’absurdité de la situation, ne peut tout simplement plus jouer le jeu.


Aux manettes, le réalisateur Norman Jewison, très en vogue à l’époque grâce à des succès mérités tels que Le Kid de Cincinnati et L’Affaire Thomas Crown, tous deux avec Steve McQueen, ainsi que le superbe Dans la chaleur de la nuit avec Sidney Poitier et Rod Steiger. Un cinéaste solide, qui connaît bien son boulot. Carrée, efficace, sa mise en scène sert bien le récit, même si l’on peut par moments regretter son côté un peu sage. C’est d’ailleurs très curieux car, en voyant le film, on ne peut s’empêcher de penser à Sidney Lumet. Pour plusieurs raisons: d’abord par le choix du sujet, typiquement dans le style et les goûts de Lumet; également par le fait qu’Al Pacino était à l’époque l’un des comédiens fétiches du cinéaste new-yorkais, avec deux films qui sont aujourd’hui des classiques, Serpico et Un après-midi de chien. Deux films dans lesquels, de plus, le personnage du héros présente des similitudes avec celui de Justice pour tous, même si les situations sont différentes: dans Serpico, Pacino interprète un jeune flic intègre et plein d’illusions qui va progressivement risquer sa carrière et sa vie pour dénoncer une corruption qui l’écœure et qui gangrène l’intégralité de son quotidien. Et dans Un après-midi de chien, il commet l’irréparable afin de simplement pouvoir vivre en accord avec ce qu’il est profondément.


On pense donc fréquemment, pendant la vision du film, que Norman Jewison cherche à «faire du Lumet». C’est probablement faux, d’autant plus que ce dernier aurait sans doute été moins sage que Jewison. Toutefois, ne nous y trompons pas, la mise en scène est réussie, au plus près des personnages, sachant être légère ou grave lorsque les circonstances l’exigent.


Barry Levinson fut l’un des scénaristes de Justice pour tous. Un auteur et réalisateur reconnu, grâce à deux classiques consécutifs, Good Morning, Vietnam en 1987 et Rain Man en 1988. Et comme Jewison, un cinéaste solide porté sur les sujets sociétaux. Parmi ses films réussis mais moins célèbres, on peut citer l’ahurissant Des hommes d’influence (Wag The Dog) en 1997 et Bugsy en 1991. Il passa en revanche à côté de son sujet avec Harcèlement en 1994 et Sleepers en 1996. Il est toutefois le créateur d’une œuvre diversifiée et intéressante. Au cours de la rédaction de son script, Levinson interviewa juges, avocats, policiers et journalistes afin de retranscrire l’exactitude des faits et des personnages. Cela n’empêcha pas le cinéaste et l’auteur de recevoir de nombreuses lettres scandalisées d’hommes de loi, souvent d’ailleurs parce qu’ils refusaient d’admettre une réalité différente de celle qu’ils idéalisaient. Le film dépeint en effet une justice bourrée d’excentricités, de gens bizarres et parfois fortement instables. Le juge Fleming, intransigeant mais qui se révèle pédant et immoral, n’en est de loin pas le seul exemple. On comprend en outre que certains collectifs de juges et d’avocats aient eu de la peine à digérer la dénonciation d’une justice souvent différente pour les riches et les pauvres, les majorités et les minorités. Une autre critique courante à l’époque fut que le film, pour une histoire à la trame policière et à suspense, manquait d’action. En effet, point de violence explicite, de fusillades ou de poursuites en voiture telles que le public en raffolait depuis Bullitt au cinéma et Starsky et Hutch à la télévision, pour ne citer que ces deux exemples parmi tant d’autres. C’est pourtant évidemment ce qui ajoute encore qualité et impact au récit, d’autant plus que le sujet du film n’était vraiment pas là, et qu’y ajouter de l’action n’aurait été que du remplissage.


Nous n’épiloguerons pas davantage sur la sublime interprétation d’Al Pacino. Revoyez le film et vous en serez absolument renversés. Pour les autres comédiens, John Forsythe fait un juge haïssable parfait. Cet acteur un peu oublié aujourd’hui fut pourtant l’un des grands noms de son temps. On peut ne pas s’attarder sur le soap opera Dynastie avec lequel il termina sa carrière, qui le fit néanmoins connaître à un public plus large encore; mais souvenons-nous de ses belles interprétations dans Fort Bravo de John Sturges, Mais qui a tué Harry? d’Alfred Hitchcock et le somptueux De sang-froid (In Cold Blood) de Richard Brooks d’après le roman non moins somptueux de Truman Capote. Il fut également la silhouette et la voix de Charlie, le patron des Drôles de dames dans la série télé! Christine Lahti (A bout de course de Sidney Lumet), le formidable Jack Warden (12 hommes en colère, Verdict, Mort sur le Nil, La Quatrième dimension) et Jeffrey Tambor (Rencontre avec Joe Black de Martin Brest, Chienne de vie de Mel Brooks) sont également très bien choisis. Enfin, dans un rôle secondaire mais qui apporte nostalgie et douceur dans ce monde de brutes, le mentor d’Al Pacino et de tant d’autres acteurs incontournables: Lee Strasberg, créateur du mythique «Actors Studio», dont la fameuse «méthode» inspirée des travaux de Constantin Stanislavski fut enseignée à Marilyn Monroe, James Dean, Marlon Brando, Paul Newman, Dustin Hoffman, Jack Nicholson, Nicole Kidman, Meryl Streep, Robert De Niro, Gary Oldman, Jane Fonda et j’en passe. On le vit à l’écran dans quelques seconds rôles principalement à la fin de sa vie, et cela grâce à Pacino qui l’imposa notamment dans Le Parrain 2. Norman Jewison raconte avec émotion la relation filiale qui existait sur le plateau entre le maître et l’élève. Signalons encore qu’Al Pacino, qui ne manque jamais une occasion de rappeler l’importance qu’eut Strasberg pour lui, est aujourd’hui l’un des directeurs de l’«Actors Studio». Une manière pour l’acteur, qui demeure l’une des plus grandes réussites de la méthode Strasberg, de rendre hommage au modèle qui a fait de lui ce qu’il est devenu.


Tout ça pour vous dire de ne pas manquer l’occasion de (re)découvrir Justice pour tous, un film brillant tant par son écriture que par son interprétation et le choc profond qu’il provoque.