CHRONIQUE 13 - IL SE DEFINISSAIT COMME UN CONTEUR: HOMMAGE A JEAN-CLAUDE CARRIERE
Le 10 mars 2021
Jean-Claude Carrière (1931-2021). La définition même, dans toute sa diversité, son inventivité, son exigence, de l’auteur dramatique. Un travailleur acharné, à l’aise dans chaque type de récit et dans toute époque. Un amoureux des mots qui pensait avec raison que la chose la plus importante, la première clé de la qualité d’une œuvre, était un scénario réussi. Un homme, enfin, d’une grande culture, d’une inépuisable curiosité et d’une belle humilité.
Ce qui frappe lorsqu’on résume son travail, c’est l’éclectisme, en plus du fait qu’un grand nombre des films qu’il écrivit sont des classiques, et plusieurs titres quasiment des proverbes. Il aborda notamment, avec le cinéaste Jacques Deray, le drame vénéneux contemporain (La Piscine), le film de gangsters historique (Le Gang et l’incontournable Borsalino); il passa de Georges Danton à Fiodor Dostoïevski (Les Possédés) avec Andrzej Wajda, du Valmont des Liaisons dangereuses au peintre Francisco de Goya avec Milos Forman; il contribua au Ruban blanc de Michael Haneke, à La Guerre dans le Haut Pays de Francis Reusser d’après Charles-Ferdinand Ramuz, aux comédies de Pierre Etaix (Yoyo, Tant qu’on a la santé) et au Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau. Mais aussi au célèbre Tambour de Volker Schlöndorff ou à L’Insoutenable Légèreté de l’être de Philip Kaufman, d’après Milan Kundera. N’en jetez plus, ça donne le tournis. Si l’on additionne ses textes originaux avec ses adaptations pour le cinéma, la télévision et le théâtre, on obtient un total de 120 œuvres, et cela sans compter son travail dans la littérature.
Mais impossible de parler de Jean-Claude Carrière sans évoquer sa passionnante et prolifique collaboration avec Luis Buñuel. Grand connaisseur du Mexique, de son histoire et de sa culture, l’auteur se fit réellement connaître en travaillant avec le «Don». Débuté en 1964 avec Le Journal d’une femme de chambre, leur partenariat se poursuivit durant de nombreuses années: Belle de jour, La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie, Le Fantôme de la liberté, jusqu’en 1977 avec le dernier film de Buñuel, Cet obscur objet du désir.
Parmi toute cette liste prestigieuse, nous nous arrêterons sur un formidable téléfilm, qui fut à plusieurs reprises projeté en salles. Un scénario et des dialogues magnifiques, basés sur un authentique fait historique du 16e siècle. Une œuvre qui nous rend plus cultivés, émus, mais aussi, par moments, choqués et très secoués. Le projet partit d’une commande de la télévision française qui proposa à Jean-Claude Carrière, à l’approche de l’année 1992 et du 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique, d’écrire un scénario en lien avec ce sujet. L’auteur rédigea donc un roman qu’il adapta directement ensuite pour le petit écran: La Controverse de Valladolid, que réalisera Jean-Daniel Verhaeghe (Le Grand Meaulnes, L’Abolition) et qui sortira presque en même temps que le livre.
Cette passionnante Controverse de Valladolid a bel et bien eu lieu en 1550. A l’époque, les colons espagnols ont trahi ce paradis qu’était le Nouveau Monde, découvert quelques décennies plus tôt. Accueillis avec bienveillance par les Indiens, leur soif de l’or les a conduits à asservir ces indigènes, à les maltraiter et les massacrer, donnant lieu à un gigantesque génocide fait au nom de Dieu. Une guerre qualifiée dans l’Espagne colonialiste d’alors de «juste», menée notamment pour convertir le monde au christianisme. Ces horreurs étant parvenues aux oreilles du pape, l’Eglise catholique organisa donc à Valladolid ce débat destiné à établir si les Indiens d’Amérique étaient les égaux des Blancs, comme eux descendant d’Adam, ou si au contraire ils faisaient partie d’une catégorie différente, voire inférieure. Cette décision était cruciale, car si la première solution était adoptée, cela signifiait que les colons étaient des criminels et que le massacre, l’asservissement, la conversion forcée, devaient cesser. L’envoyé du pape, présent afin d’assister aux débats et de trancher, penchera finalement en faveur des Indiens.
Le roman de Jean-Claude Carrière et le film qui en est tiré résument donc cette joute oratoire opposant deux personnages historiques, qui restent dans les mémoires grâce à leurs écrits. D’un côté, Bartolomé de las Casas, un prêtre humaniste, missionnaire dans ces lointaines contrées, qui a vu de ses yeux les horribles exactions commises par les colons, et qui parlera avec son cœur pour prendre la défense de ces indigènes qu’il considère comme ses frères. On le surnommait «Le père des Indiens». Face à lui, Juan Ginés de Sepúlveda, homme d’Eglise, philosophe et historien, qui n’est jamais allé dans le Nouveau Monde mais est brillant et parfaitement redoutable dans la rhétorique et les arguments. Lui défend le fait que les Espagnols mènent une guerre juste, que les Amérindiens sont esclaves par nature, et soutient inlassablement la politique colonialiste ainsi que l’évangélisation forcée.
Jean-Claude Carrière choisit ce sujet non seulement par intérêt pour l’Histoire, mais aussi en prévision du film qui allait être tourné. Aujourd’hui les choses seraient différentes mais, à l’époque, les budgets de la télévision étaient plutôt modestes. Pour une œuvre en rapport avec la conquête de l’Amérique, Carrière savait qu’une chaîne de télé n’aurait pas les moyens de produire un film tourné en décors naturels, avec des caravelles, des centaines d’Indiens, des reconstitutions coûteuses. Il choisit donc de remettre en lumière cet événement historique tout à fait majeur.
Dans différents entretiens, l’auteur dévoile de manière très intéressante les écueils qu’il a dû surmonter. Il raconte avoir fait très attention de ne pas juger les protagonistes avec les connaissances contemporaines. En effet, de nos jours, il est évident que l’on ne peut qu’acclamer Bartolomé de las Casas et mépriser Juan Ginés de Sepúlveda. Toutefois, en 1550, les circonstances étaient fort complexes. Carrière insiste sur plusieurs points: les deux débatteurs étaient tous deux fortement religieux, et croyaient l’un comme l’autre que Dieu menait les affaires du monde: si l’Amérique avait été découverte, c’est parce que Dieu l’avait voulu, comme pour toute chose. D’autre part, à cette époque, les sciences telles que la biologie, la botanique et la zoologie n'existent pas. Il est donc délicat d'accuser Sepúlveda de racisme tel qu’on le ferait de nos jours, puisque la notion d’espèce humaine était autre. Ces précisions ne permettent évidemment pas d’accorder la plus petite sympathie à Sepúlveda, mais placent réellement ce débat dans son époque, des temps faits de doute, de fanatisme, de science balbutiante, de recherche effrénée de la vérité et du salut de l’âme. L’auteur rappelle donc aux lecteurs et aux téléspectateurs de ne pas juger ces personnages, de ne pas oublier que nous sommes, aujourd’hui, plus renseignés qu’eux.
Cette bataille oratoire est passionnante, terrible, déchirante et parfois tristement drôle. Le trio d’acteurs qui la porte est brillantissime. Dans le rôle de las Casas, l’humaniste à l’âme blessée qui envoie Aristote «brûler dans les flammes de l’enfer», Jean-Pierre Marielle s’exprime de sa voix chaude, avec son regard touchant et ses amples gestes. Il est infiniment investi et bouleversant. Pour le contredire et interpréter Sepúlveda, le redoutable débatteur, l’animal à sang froid qui ne ressent pas assez et qui pense beaucoup trop, on a trouvé l’acteur parfait: Jean-Louis Trintignant fait presque peur, avec ses yeux perçants, sa voix parfois haut perchée, son calme glacial. Il joue à merveille de la moue cynique et de la suavité terrifiante. Quant à l’envoyé de Rome qui arbitre la joute, le formidable Jean Carmet, il fait irrésistiblement penser aux moines gras et endormis du Nom de la rose, tout en personnifiant l’homme de son époque qui se retrouve à devoir s’intéresser à ces questions difficiles. Pour conclure, ce téléfilm formidable, disponible dans le commerce, vous donnera une triple leçon: d’Histoire, de dramaturgie et d’interprétation.
N’oublions pas non plus le grand travail de Carrière pour le théâtre (avec Jean-Louis Barrault ou Peter Brook et son illustre Mahabharata) et comme écrivain. Il publia un peu moins d’une centaine de livres, des romans comme des récits de voyages, des Dictionnaires amoureux sur l’Inde et le Mexique, des traductions, des ouvrages didactiques et parfois autobiographiques sur le métier de scénariste, ainsi que des entretiens avec Umberto Eco ou le dalaï-lama. Nous rendons donc un hommage appuyé à ce maître de l’imagination et du travail soigné, lauréat de plusieurs récompenses internationales, qui vient de nous quitter.
Nous nous remémorons avec le sourire une rencontre fortuite avec le grand scénariste il y a plusieurs années, au bar du TGV entre Lausanne et Paris. Nous avions parlé quelques minutes de Buñuel, de Borsalino, de littérature et de divers projets. Il s’était montré curieux, attentif et chaleureux. Nous vous proposons un autre précieux témoignage: celui de Nathalie Pfeiffer, comédienne bien connue des scènes romandes, qui, de par son métier, a côtoyé Jean-Claude Carrière de plus près. Elle a accepté, ce dont nous la remercions, de nous parler de lui sur un plan plus personnel pour conclure cet hommage. Nous lui laissons la parole.
Philippe Thonney
C’était en 2010. Notre jeune compagnie de théâtre «Paradoxe» avait décidé pour son deuxième spectacle de monter L’Aide-mémoire du fameux Jean-Claude Carrière. C’est une pièce à deux personnages, une œuvre en point d’interrogation, et c’est aussi sa première pièce en 1968. Rappelons tout de suite un point fondamental: de Gaulle l’avait dit: «Nous ne sacrifierons pas la France à la Bagatelle!» Et pourtant, en décembre 1967, depuis son fief de Colombey-les-Deux-Églises où il séjourne avec Yvonne, il vient de déclencher un cataclysme. Il a autorisé le remboursement par la sécurité sociale de la pilule contraceptive.
Un ouragan de liberté se lève alors sur la France, et jusqu’en 1985... tout le monde a couché avec tout le monde. Le texte raconte le quotidien d’un homme qui collectionne les femmes, en tenant un compte précis de leur nombre, accompagné de notes dans un aide-mémoire. Arrive un jour chez lui une femme égarée, mystérieuse et évanescente (interprétée notamment par Delphine Seyrig ou Jane Birkin) qui ne repartira pas.
Une fois les droits obtenus, nous avions envie d’inverser les rôles: de faire de la femme une working girl, qui collectionne les hommes sans état d’âme, face à un homme perdu, mystérieux et fragile qui s’installe chez elle.
«Écrivons à Jean-Claude Carrière et demandons-lui audience chez lui à Paris!» L’idée parut folle, mais un courriel partit tout de même, un peu timide et surtout obséquieux comme tout... on en faisait trop! On n’y croyait pas non plus, car à Lausanne, demander audience à un directeur de théâtre est une gageure... alors à Paris... Une dizaine de jours plus tard pourtant, une réponse: «Chère Madame, j’ai essayé de vous joindre mais sans succès... êtes-vous un fantôme?»
Moi? J’étais déjà au ciel! Et un rendez-vous plus tard, nous voici ma collègue et moi dans le TGV pour Paris. Nous avions rendez-vous avec LE Jean-Claude Carrière... celui qui a écrit le scénario du Mahabharata pour Peter Brook... rien que ça.
Dans une ruelle du 9e arrondissement, c’est une main tremblante qui a sonné, un dernier regard complice entre nous, puis... la porte s’est ouverte.
Une heure trente de bonheur qui a passé comme cinq minutes. Une heure trente face à son œil brillant d’intelligence, de finesse et d’humour. Une heure trente avec un conteur né qui peut en quelques instants vous faire passer du rire le plus franc aux larmes les plus amères.
Oui c’est vrai, nous étions sous le charme, même si il a complètement refusé notre projet d’inversion des personnages, en nous disant: «C’est peut-être une idée… mais il ne vous reste plus qu’à l’écrire vous-même!»
Mais déjà, le voilà qui accepte de venir en Suisse pour nous aider à promouvoir notre spectacle! Quelle gentillesse pour cet homme d’un bel âge! Et le mieux, c’est qu’il l’a fait! Il est venu! Je suis allée le chercher avec ma vieille voiture à la gare et il a assisté au spectacle dans la petite salle du TMR à Montreux qui, à l’époque, recevait beaucoup d’artistes de premier ordre. Les journalistes se l’arrachaient et lui, avec une affabilité incroyable, répondait aux questions avec art et adresse, racontant des histoires délicieuses du show-biz. Il a même baisé la main de ma mère en racontant sa jeunesse et ses voyages.
Moralité: ignorez TOUJOURS les médiocres et les sous-chefs, allez directement frapper à la porte des grands seigneurs! Vous n’avez rien à perdre et tout à gagner! A bon entendeur!
Nathalie Pfeiffer