Chronique 12 - Le «Crayon vert», sa vie, son œuvre (3e partie)

Le 24 février 2021

À la suite du Salaire de la peur, Henri-Georges Clouzot est une valeur sûre mondialement reconnue. Il est aimé du public, respecté par les critiques et les producteurs, et se trouve donc dans une position de force qui lui permet de faire ce qu’il veut. Sa femme Véra lui suggère la lecture d’un roman policier écrit par un duo encore inconnu: Boileau-Narcejac. Le livre aussitôt lu, le cinéaste contacte les deux écrivains, ravis et honorés d’être appelés par Clouzot qui leur achète sans plus attendre les droits du roman. Quelques temps plus tard, Boileau et Narcejac seront surpris d’apprendre que le cinéaste organise des castings pour trouver des enfants. Or, il n’y a pas un enfant dans leur histoire, et encore moins plusieurs! Mais comme pour Quai des Orfèvres, un grand travail d’adaptation sera fait, et la trame passablement remaniée. Les auteurs louèrent plus tard le sens du coup de poing du réalisateur, le rythme et l’atmosphère du récit. «Dans ce genre de films, ou bien on s’évanouit ou bien on bâille», dira Narcejac. Ici on ne bâille pas! Le roman intitulé Celle qui n’était plus deviendra à l’écran Les Diaboliques, film qui sera, de toute son œuvre, le plus grand succès du cinéaste. A noter qu’à la même période, Alfred Hitchcock lorgnait aussi sur ce même livre et projetait d’en acheter les droits. Il adaptera plus tard une autre œuvre de Boileau-Narcejac avec son célèbre Sueurs froides (Vertigo).


Comment résumer le scénario des Diaboliques sans trop en dire? Christina (Véra Clouzot) est une jeune femme de santé fragile, souffrant d’une maladie de cœur. Elle est la propriétaire d’un pensionnat pour garçons situé dans une demeure vieillissante et plutôt lugubre. Elle tient néanmoins beaucoup à cette école et à ces enfants, dont elle est aussi l’une des enseignantes. Christina gère le pensionnat avec son mari Michel (Paul Meurisse), un homme détestable, méchant et cynique, qui ne cesse d’infliger à son épouse brimades et maltraitances diverses. La jeune femme est parfaitement au courant qu’une autre des institutrices, Nicole (Simone Signoret), est la maîtresse de Michel. Mais, soucieuse de préserver sa santé et surtout la réputation et l’avenir de son école, elle laisse faire. Nicole et Christina finiront tout de même par se rapprocher, unies par une haine commune pour cet homme imbuvable qui leur pourrit la vie. Elles mettent au point un plan (c’est le cas de le dire: diabolique) pour se débarrasser de lui. Une fois l’acte effectué, des choses inexplicables et effrayantes se produisent. Michel ne serait-il pas mort? Serait-il revenu pour se venger? Comment son cadavre a-t-il disparu? Pourquoi l’un des enfants affirme-t-il l’avoir vu dans la maison? Comment se fait-il qu’il apparaisse sur une photo derrière une fenêtre? Qui a loué cette chambre d’hôtel à son nom? Nicole (qui tente de ne pas céder à la panique) et Christina (constamment à la limite de l’évanouissement ou de la crise cardiaque) vont devoir tenter de percer le mystère en luttant contre un ennemi invisible. Les «diaboliques» ne sont peut-être pas celles que l’on croit... à moins que... et si... qui sait?


L’historien du cinéma Jean Ollé-Laprune a décrit Les Diaboliques comme étant le film-miroir du Salaire de la peur. C’est extrêmement bien trouvé. Celui-ci est une histoire d’hommes, dans Les Diaboliques les personnages principaux sont des femmes. L’un montre la force, l’autre l’intelligence. On s’y immerge tantôt dans du pétrole tantôt dans une sinistre baignoire. Yves Montand joue dans le premier et Simone Signoret dans le second. Quant à Véra Clouzot, comédienne d’origine brésilienne, elle fait le lien entre les deux.


Arrêtons-nous un instant sur elle. Née en 1913 en Amérique du Sud, fille de diplomate, elle épousa Clouzot en 1950. Elle fut la muse de son mari pendant dix ans, malgré, il faut le reconnaître, un talent d’actrice guère à la hauteur de ses partenaires. Cela fut la cause de plusieurs tensions sur le tournage, car si Paul Meurisse et Simone Signoret étaient des comédiens confirmés, Véra, elle, nécessitait énormément de soins, de temps et d’attention. Son réalisateur de mari fait presque de Signoret le faire-valoir de Véra. Toutefois, reconnaissons aussi que c’était un excellent choix pour ce scénario. En effet, le personnage de Christina est constamment piétiné, rabaissé ou au contraire soutenu par Nicole et Michel, ce qui était aussi le cas dans le travail. Véra Clouzot est visiblement portée, réhaussée par Simone Signoret. D’autre part, Véra était aussi, comme son personnage, victime d’une maladie de cœur. Elle mourra d’une crise cardiaque en 1960. Il est donc frappant de la voir dans le rôle d’une femme faible et malade qui court après la force. «Elle était par moments géniale, par moments insupportable. Parfois je l’aimais et parfois je la détestais. Aujourd’hui, elle me manque», dira plus tard Signoret. Véra tournera encore en 1957 dans Les Espions.


Concernant les autres acteurs, on retrouve Pierre Larquey, silhouette indissociable du cinéma de Clouzot et de tant d’autres films; Michel Serrault pour son premier rôle au cinéma, dans un total contre-emploi de ce qu’il faisait à l’époque au cabaret ou au théâtre; Charles Vanel accepte un rôle secondaire, celui du flic à la retraite qui apparaît dans la dernière partie du film. Une légende aujourd’hui invérifiable veut que Peter Falk se soit inspiré de Vanel dans Les Diaboliques pour construire son interprétation de Columbo! Inutile de revenir sur le splendide comédien qu’était Paul Meurisse, sa prestance et la qualité de sa filmographie. Et puis, parmi les nombreux enfants du pensionnat, outre Georges Poujouly (devenu célèbre en 1952 pour Jeux interdits de René Clément), on peut reconnaître un jeune garçon de 11 ans nommé Jean-Philippe Smet qui, plus tard, fera une carrière pour le moins impressionnante sous le nom de… Johnny Hallyday.


Comme d’habitude, Clouzot millimètre sa mise en scène, ses effets de lumières, ses atmosphères sonores, et parvient à installer un suspense prodigieux bourré d’humour noir. On se plonge avec plaisir et effroi dans l’ambiance de cette maison vétuste, avec ses couloirs sombres où rôde le mystère, ses portes qui grincent et l’eau croupie de la piscine; on a l’impression de renifler, dans ce réfectoire crasseux, les odeurs du poisson plus très frais, éventuellement accompagné d’une salade simple et pas fraîche non plus, que l’on sert aux enfants; le film invite réellement le spectateur et en fait un acteur de l’intrigue. Clouzot imaginera d’ailleurs pour la sortie des Diaboliques une technique de publicité montrant qu’il n’avait nul besoin d’attaché de presse, et qu’Alfred Hitchcock emploiera également quelques années plus tard pour Psychose: en cette époque des cinémas permanents, où l’on pouvait accéder à la salle à n’importe quel moment y compris au milieu de la projection, Clouzot interdit l’entrée du public après le début du film. Et suite à la dernière image, un texte demandant aux spectateurs de ne pas révéler la clé de l’énigme à leurs proches était projeté. Il aurait en effet été fort dommage de trahir le double retournement final!


Couronné par plusieurs récompenses, Les Diaboliques est un film qui mérite son titre, bien que nouveau dans le style scénaristique de Clouzot. En effet, pour la première fois, ce n’est «que» un film à suspense. Il n’y a pas, contrairement à ses œuvres antérieures, un arrière-plan politique, engagé, humaniste ou sociétal derrière le mystère ou l’action. Citons, pour terminer, un film ni fait ni à faire, un remake absolument désastreux malgré un casting alléchant réunissant Isabelle Adjani et Sharon Stone. Ce Diabolique de Jeremiah S. Chechik, sorti en 1996, est à oublier de toute urgence.


L’année suivante, en 1956, le cinéaste réalise Le Mystère Picasso, un excellent documentaire considéré par les admirateurs de l’artiste espagnol comme le film de référence sur lui et son œuvre. Clouzot filme inlassablement durant trois mois, sans intervenir, Picasso en train de créer. L’artiste oublie la caméra. Clouzot, qui se passionne pour la peinture contemporaine, montre l’évolution des toiles en plans fixes mais «efface» Pablo Picasso grâce à la transparence et à la peinture sur verre, donnant ainsi l’impression que ces œuvres sont peintes par une main invisible. C’est bel et bien un work in progress que le film nous propose. Le critique André Bazin écrivit fort bien sur Le Mystère Picasso, qui reçut le Prix du Jury au Festival de Cannes: «Le Mystère Picasso ne se borne pas à être un long métrage. Là où l’on n’osait pas s’aventurer au-delà de 50 minutes, c’est l’unique développement de quelques-unes de ces minutes par élimination de tout élément biographique, descriptif ou didactique. Ainsi, Clouzot a rejeté l’atout que tout le monde aurait gardé: la variété. C’est qu’à ses yeux, seule la création constituait l’élément spectaculaire authentique, c’est-à-dire cinématographique.» Signalons encore qu’en 1967, le cinéaste réalisera un autre documentaire intitulé Grands Chefs d’orchestre, sur von Karajan dirigeant le Requiem de Verdi à la Scala de Milan.


Suivra en 1957 un film dont nous aurions aimé vous parler longuement. Malheureusement, si Manon est difficile à trouver, il est pour l’instant impossible de dénicher Les Espions dans le commerce et nous devons avouer, à notre grand déchirement, que nous ne l’avons jamais vu. Peut-être un miracle se produira-t-il à force de scruter les programmes télé ou les soldeurs de DVD. Le film donne l’eau à la bouche, par son résumé et son casting. Des agents secrets qui se cachent dans un sordide asile d’aliénés bientôt surveillé par des espions venus du monde entier, un médecin médiocre dépassé par une guerre entre services secrets internationaux, le tout sur fond de mystère criminel... on ne saurait pas que c’est du Clouzot, on le devinerait! Et lorsqu’on sait que les acteurs principaux en sont Curd Jürgens, Peter Ustinov, Gérard Séty (Maigret tend un piège, Les Visiteurs) et Sam Jaffe (Ben-Hur), on imagine aisément la frustration du cinéphile! Nous aimerions aussi comprendre pourquoi Les Espions inspira à Henri Jeanson une critique négative qui devint l’un de ses plus célèbres mots d’auteur: «Clouzot a fait Kafka dans sa culotte». En résumé, amis lecteurs, s’il y en a parmi vous qui possèdent ce film ou qui savent où le trouver, nous sommes preneurs!


Un dernier grand film est à venir, et ce sera chose faite en 1960, avec La Vérité. Une œuvre qui n’a pas vieilli, malgré le fait que l’histoire se déroule avec en toile de fond la société française de l’époque, corsetée, puritaine et, ainsi que la dénonce Clouzot, hypocrite. Une société dans laquelle l’obsession de la morale ou de la moralité conduit à l’intolérance et à la cruauté. Le meilleur film et le meilleur rôle de Brigitte Bardot.


Les scènes alternent entre le présent (un procès dans lequel une jeune femme comparaît pour avoir tué son amant) et des retours dans le passé qui nous expliquent comment et pourquoi elle se retrouve devant les juges. Bardot joue le rôle principal de Dominique, cette femme-enfant qui est très proche de ce que l’actrice était à l’époque: belle, courtisée, indépendante, symbole d’une liberté et d’une modernité qui ne plaisent pas à tout le monde. Elle a bel et bien commis le crime dont on l’accuse, personne ne le conteste, ni elle ni ses avocats. Mais le but du procès sera d’essayer de comprendre ce que nous dit le titre du film, cette fameuse vérité que la société moraliste n’est pas prête à entendre. La jeune femme est aussi une victime, qui cherche l’amour mais ne sait pas trop quoi en faire lorsqu’elle l’a trouvé, la faute à son éducation, à une sœur en tous points parfaite qu’elle ne pourra jamais égaler mais aussi, et peut-être surtout, la faute aux regards, aux jugements, aux préjugés que les autres ont sur elle. Clouzot, qui est de la vieille école dans son cinéma millimétré (à l’heure ou la Nouvelle Vague bouleverse tous les codes) et qui approche de la soixantaine, se montre étonnamment moderne en cherchant à comprendre cette jeune fille qui ne correspond pas à son époque.


Les scènes de procès sont absolument renversantes. Clouzot y montre sans fard une justice à la botte de cette morale étriquée où l’accusée, quoi qu’elle dise, est condamnée d’avance. Forcément coupable de tous les maux de la société à cause de son physique et de ses faiblesses. Brigitte Bardot y démontre un talent de tragédienne qui aurait mérité d’être plus exploité. Son monologue final est resté célèbre. La légende veut que toute la salle l’ait applaudie à la fin de la prise. Mais ce sont les joutes oratoires, entre les deux avocats qui s’affrontent, qui sont à la fois touchantes et jubilatoires. Charles Vanel et Paul Meurisse sont tout simplement magistraux. Le premier, qui interprète le défenseur de l’accusée, livre un beau discours sur la vérité humaine, aussi importante selon lui que la vérité judiciaire. Discours constamment raillé avec froideur par Meurisse, à qui Vanel finira par adresser cette réplique splendide: «Vous avez trop de talent et pas assez de cœur. Pour juger un amour, il faut être capable d’aimer.»


Quant aux séquences en flash-back, elles montrent une trajectoire tracée d’avance pour Dominique, un chemin inexorable qui la mène au pire sans qu’elle ne puisse rien y faire. Le film est aussi supérieurement interprété par les autres comédiens, le jeune Sami Frey qui débutait, Marie-José Nat, Jacques Perrin ou le vétéran Louis Seigner, qui retrouve Clouzot après Le Corbeau. Une curiosité: on y voit Claude Berri, futur nabab du cinéma français, dans un rôle secondaire.


La Vérité est vraiment à redécouvrir. Signalons encore que, pour rédiger son scénario, Clouzot alla assister à de nombreux procès et s’inspira d’une histoire vraie. Le film fut écrit par plusieurs auteurs dont Véra Clouzot, qui disparut prématurément un mois après la sortie en salles.


En 1964 eut lieu le tournage d’une œuvre devenue légendaire, sans doute le plus célèbre des films inachevés et jamais sortis: L’Enfer. Poussé par une quête d’esthétique et de renouveau, Clouzot passa des mois, avec ses acteurs, à filmer des scènes oniriques, des plans comme sortis d’un rêve, alors qu’il n’avait quasiment pas de scénario. S’appuyant sur un budget illimité octroyé par ses producteurs, travaillant seize heures par jour sans réellement aller nulle part, Clouzot finit par faire une crise cardiaque et son acteur Serge Reggiani une dépression nerveuse, ce qui causa la fin du tournage, qualifié d’hallucinant par le réalisateur Bernard Stora qui était alors premier assistant. Avec également Romy Schneider en vedette, ce film maudit fit l’objet d’un documentaire qui permit de voir pour la première fois plusieurs des images qui furent tournées. D’autre part, l’embryon de scénario fut repris et retravaillé trente ans plus tard par Claude Chabrol, qui sortit L’Enfer en 1994, avec Emmanuelle Béart et François Cluzet.


Nous pouvons nous permettre de passer plus rapidement sur ce qui sera le dernier film du cinéaste, La Prisonnière, sorti en 1968. Non pas qu’il soit totalement dénué d’intérêt mais il est vrai qu’il fait pâle figure aux côtés de tous ses prédécesseurs. Sans doute influencé par ses recherches pour L’Enfer, Clouzot donne dans le psychédélique et fait de son film plus un exercice de style qu’un récit. Il se mêle d’érotisme sans trop savoir comment s’y prendre et y ajoute un discours plutôt abstrait sur l’art moderne. Malgré de grands noms comme Laurent Terzieff, Elisabeth Wiener ou Michel Piccoli, le film peine à captiver. De plus, par son style, son discours et son esthétique, La Prisonnière vieillit très mal, alors que, comme nous l’avons vu, les œuvres tournées dès les années 40 n’ont pas pris une ride.


Mais que ce dernier faux pas ne vous empêche pas de vous replonger corps et âme dans les films immortels de ce merveilleux cinéaste, sur lequel nous sommes ravis d’avoir pu revenir en détail. Ajoutons qu’à sa mort en 1977, il préparait son grand retour dans le genre policier et travaillait sur une nouvelle adaptation de Boileau-Narcejac.


Nous terminerons en laissant le mot de la fin à Henri-Georges Clouzot, avec ce texte confié à un journaliste et considéré par Bertrand Tavernier comme l’une des plus belles définitions du métier de cinéaste. «Le metteur en scène, c’est le premier spectateur. Pendant que je suis sur le plateau à gueuler, je suis en même temps assis, crevé, en fin de semaine, au dernier rang d’un petit cinéma de Poitiers ou d’Angoulême. Pas très chauffé ce cinéma. J’écoute cette histoire dont je ne sais pas la fin, je vois entrer ces drôles de types que je ne connais pas, je les distingue tant bien que mal, de loin, sur un écran un peu passé. Il y a des gens qui toussent. Il y a toujours des gens qui toussent... J’ai des ennuis d’argent, ma femme est à côté de moi, je n’aime pas sortir seul. On comprend mieux les films, paraît-il, quand on est deux. Et puis il y a une phrase que je ne comprends pas parce qu’une voiture passe sur l’avenue. Et mon spectateur de Poitiers, mon film l’a lâché une seconde. Et moi je l’ai senti, moi l’emmerdeur. Parce que dans ce studio, avec les millions qui défilent, je suis, tous les jours, chaque seconde, à côté de la caméra, le premier spectateur. C’est ça, le metteur en scène: la peau des gens.»


Philippe Thonney