Chronique 11 - Le «Crayon vert», sa vie, son œuvre (2e partie)

Le 10 février 2021

Nous en étions restés à l’année 1945. Le Corbeau a donné lieu à une campagne de haine ayant accusé Henri-Georges Clouzot d’avoir réalisé une œuvre de propagande anti-française ou pro-allemande, ce qui revenait au même pour ses détracteurs. Il suffit pourtant de le revoir aujourd’hui pour comprendre que cette soi-disant apologie de la délation était évidemment tout le contraire. Le film est censuré et Clouzot condamné à une interdiction à vie de travailler. Soutenu notamment par Jean-Paul Le Chanois (louant non seulement les qualités artistiques mais aussi l’attitude exemplaire de Clouzot à la Continental) et par Henri Jeanson (qui compare Le Corbeau à une œuvre de Zola, auteur également censuré à son époque), le cinéaste voit sa peine commuée en deux ans d’interdiction.


En 1947, Clouzot revient pour la troisième et ultime fois, après Le Dernier des six et L’Assassin habite au 21, vers un roman du belge Stanislas-André Steeman. Il se rappelle avoir lu, quelques années auparavant, un polar appelé Légitime Défense et croit se souvenir qu’il y a là un bon scénario pour un film. Il contacte l’auteur pour lui en demander un exemplaire. Mais le livre est épuisé, et Steeman met un certain temps avant d’en retrouver un et de l’envoyer à Clouzot. Quand le cinéaste le reçoit enfin, il a déjà presque écrit la totalité de son scénario et s’aperçoit que celui-ci n’a quasiment plus rien à voir avec le roman, à l’exception de la situation de départ. D’abord contrarié, le romancier, par amitié pour Clouzot, ne fera pas de difficultés. Légitime Défense devient alors Quai des Orfèvres, un film fabuleux, un chef-d’œuvre signant le grand retour du cinéaste, une trame policière mais tellement plus que cela, mêlant une enquête passionnante à un émouvant mélodrame.


Souvenons-nous rapidement du début de l’histoire qui met la nature humaine au centre de l’intrigue. Le héros est Maurice (Bernard Blier), un petit homme timoré, doux et gentil. Il est un musicien talentueux au physique passe-partout, qui commence à se faire un nom dans le monde du music-hall. Il est l’époux amoureux fou de Jenny (Suzy Delair), une chanteuse qu’il accompagne sur scène, et qui est tout le contraire de lui: exubérante, n’hésitant pas, jusqu’à un certain point qu’elle ne dépasse néanmoins jamais, à se servir de ses charmes pour réussir dans le métier d’artiste, belle et courtisée. Malgré tout l’amour qu’elle a pour lui, et qu’elle ne cesse de lui exprimer malgré sa façon parfois brutale de le traiter, Maurice ne peut s’empêcher de se dire qu’il n’est pas assez séduisant pour elle, qu’il ne fait pas le poids face à tous les hommes qui tournent autour de Jenny et qu’un de ces jours, elle le quittera. Son caractère généreux sera peu à peu empoisonné par la peur et la jalousie, et cela sous le regard inquiet de la voisine et confidente du couple, l’énigmatique Dora (Simone Renant). Cette jalousie envahissante distille son venin jusqu’à ce que la situation dérape, menant ces trois personnages dans un univers de peur, de non-dits, de soupçons. Mais un vieux flic (Louis Jouvet), à la fois efficace et blasé, opiniâtre et sensible, va parvenir à révéler bien des surprises.


C’est une étude de mœurs et de caractères que Clouzot nous propose. Les quatre personnages sont très différents mais ont un point commun: au fond, tous leurs errements viennent du fait qu’ils ont oublié l’amour et la simplicité qui peut aller avec. Leurs failles sont à la fois profondes, dangereuses et attachantes. Maurice, qui ne peut contrôler ses mauvaises pensées à cause de sa peur panique de la solitude et de l’abandon, n’est toutefois pas qu’une victime. Clouzot soigne l’écriture de son personnage, excusant le vice de la jalousie. Il dira plus tard: «Je préfère de beaucoup un garçon qui a certains vices et qui est indulgent aux vices des autres qu’un monsieur qui est parfaitement vertueux et intolérant». Jenny, sûre d’elle et de sa séduction, jouant avec le feu dans la vie, est aussi une femme aimante et comblée mais l’oublie pour des raisons personnelles liées principalement à son enfance. La troublante Dora, peut-être le personnage le plus intéressant, est ambiguë: contrairement à ce que l’on peut penser au début, ce n’est pas à cause d’un amour secret pour Maurice qu’elle se mêle à la vie du couple. Ceci nous sera révélé par Jouvet d’une simple réplique, peut-être la plus belle du film. Quant au vieil inspecteur de police, qui n’a personne d’autre dans la vie que le petit garçon adopté qu’il a ramené des colonies, c’est sa misanthropie et sa solitude qui, paradoxalement, lui permettront de comprendre tous les sentiments et tous les rapports humains qui sont au cœur de l’énigme.


Les ambiances dans ce film sont extraordinaires. Clouzot dépeint avec amusement et tendresse le monde des petits artistes, des music-halls de quartier, et s’attarde longuement sur les gens qui les peuplent. Suzy Delair démontre ses réels talents de chanteuse, dont nous avions déjà eu un petit aperçu dans L’Assassin habite au 21... Le 36 quai des Orfèvres, adresse mythique de la brigade criminelle parisienne, est magnifiquement reconstitué, avec ses bureaux austères, ses couloirs sombres, ses pièces à peine chauffées par un vieux poêle où l’on gèle en hiver. On y sent toute la fatigue et les états d’âme des enquêteurs parfois découragés qui y passent leur vie. On y côtoie, derrière chaque porte, le monde des truands et des journalistes à l’affût d’un scoop, et tout cela constitue un monde trouble et passionnant.


On le sait, malgré une filmographie aujourd’hui considérée comme brillante, Louis Jouvet n’aimait pas particulièrement tourner. En tout cas l’affirmait-il, considérant que la vraie place d’un acteur était sur une scène. Il aimait toutefois beaucoup Clouzot, allant jusqu’à le comparer à Charles Dickens pour sa facilité à mêler noirceur et tendresse. Jouvet, qui décédera quatre ans plus tard, est absolument merveilleux dans ce film. Il y joue la fatigue, la bienveillance, la force tranquille ou la colère avec un brio inégalé. Outre les tout aussi excellents Bernard Blier, Suzy Delair et Simone Renant, on croise Pierre Larquey, le comédien fétiche du cinéaste, en chauffeur de taxi anarchiste, Robert Dalban en truand, et surtout Charles Dullin dans son dernier rôle. Dullin, l’un des plus grands noms du théâtre français de cette époque avec Jouvet, comédien, metteur en scène, pédagogue, joue ici un rôle court mais mémorable, celui d’un vieux pervers qui finira mal, avec une réplique célébrissime: «Dites monsieur, j’enlève tout? - Non ma chère petite, pas les chaussures!»


Le cinéaste n’a pas peur non plus de heurter quelques sensibilités. Une femme en colère donne un coup de pied à un cadavre («la mort n’excuse rien», dira Clouzot). Il fait aussi d’une héroïne, victime résignée de ses passions amoureuses peu avouables à l’époque, une figure d’abnégation et de générosité triste.


Quai des Orfèvres sera couronné par le Prix de la mise en scène au Festival de Venise en 1947. Il est encore aujourd’hui, pour ceux qui travaillent à cette prestigieuse adresse, le long métrage emblématique du 36. Nous espérons vous avoir donné envie de revoir ce film, considéré avec raison comme le second chef-d’œuvre consécutif de Clouzot après Le Corbeau.


Définitivement remis en selle, Clouzot tournera en 1949 Manon, dans lequel il change radicalement de sujet. Adapté du roman Manon Lescaut de l’abbé Prévost, le film narre un amour tragique entre deux jeunes gens en 1944, sur fond de guerre mondiale, de résistance et de génocide. Le couple est interprété par un Michel Auclair débutant et Cécile Aubry. Rappelons que la comédienne renoncera plus tard à sa carrière au cinéma pour devenir une romancière à succès. Elle reste aujourd’hui dans les mémoires pour Belle et Sébastien et ses dérivés. Serge Reggiani, le chansonnier Andrex et Héléna Manson (l’infirmière du Corbeau) sont également au générique, de même que Michel Bouquet dans son premier rôle au cinéma. Cette fuite tragique des deux amants se terminera avec une scène mémorable sur une plage, après un long flash-back revenant sur leur histoire. Lion d’Or à la Mostra de Venise, ce film méconnu dont nous n’avons qu’un lointain souvenir mériterait bien de devenir moins difficile à trouver qu’il ne l’est. La même année, Clouzot réalise l’un des sketches de Retour à la vie, œuvre collective sur laquelle nous nous sommes arrêtés dans une chronique de l’an dernier. Et en 1950, Miquette et sa mère, un film qui, tout en ayant été injustement massacré, est tout de même mineur dans l’œuvre du cinéaste malgré la présence de grands comédiens tels que Louis Jouvet, Danièle Delorme, Bourvil et Saturnin Fabre. Clouzot démontre qu’il n’est pas aussi à l’aise dans la comédie parodique que dans le genre policier. Il ne peut s’empêcher toutefois de mêler aux rires un soupçon de méchanceté, et c’est cet ajout qui donnera des moments réjouissants dans cette histoire de tournée théâtrale et d’intrigues de coulisses entre une jeune apprentie comédienne et un vieux cabot qui joue des classiques devant des salles vides (Louis Jouvet, à nouveau génial).


En 1951, Henri-Georges Clouzot souhaite tourner un film en Amérique du Sud et part au Brésil faire des repérages. Il en revient avec déjà un grand nombre d’images mais le projet, qui aurait dû s’appeler Le Voyage en Brésil, tombera à l’eau. Toutefois, cette œuvre avortée sera bel et bien à l’origine de l’un des plus grands succès artistiques et critiques du réalisateur. Il revient d’Amérique avec l’idée ambitieuse d’un film gigantesque, et s’y attelle immédiatement. Ce sera Le Salaire de la peur. Un nouveau chef-d’œuvre.


Le récit, célébrissime, est tiré d’un roman à succès publié en 1950 par l’écrivain Georges Arnaud. Dans une petite ville d’Amérique centrale oubliée des dieux, des hommes de toutes nationalités, rêvant de gloire et de fortune, traînent, boivent et s’ennuient, victimes du désœuvrement et de la dureté de la vie. La seule source de travail dans la région, un gigantesque puits de pétrole, prend feu. Pour avoir une chance de l’éteindre, il faut apporter sur les lieux des centaines de kilos de nitroglycérine qui seront répartis sur deux camions. Reste à trouver des chauffeurs pour cette mission-suicide. Car ils devront conduire de nombreux kilomètres sur des routes improbables semées d’ornières et d’obstacles, sachant que le moindre choc, la moindre exposition prolongée à la chaleur, le plus petit coup du sort fera exploser le véhicule et tout ce qui se trouve à proximité. Le directeur de la compagnie pétrolière offre une importante somme d’argent, ce qui ne manque pas d’attirer de nombreux candidats qui y voient enfin une chance de changer de vie. C’est ainsi que Mario (Yves Montand), un jeune casse-cou arrogant, se retrouve engagé en compagnie de Jo (Charles Vanel), un ancien voyou qui se cache de la police, à la fois lâche et prétentieux. Folco Lulli (L’Armée Brancaleone) et Peter van Eyck (Tous peuvent me tuer, Le Jour le plus long) interprètent les chauffeurs qui conduiront le second camion. Les véhicules, vieux et fatigués, ne sont en aucun cas fiables, accentuant encore l’inquiétude et la difficulté de la mission. Le voyage commence, vécu par des hommes oscillant constamment entre l’exaltation et la peur panique, l’entraide et l’égoïsme, le courage et l’inconscience. Jusqu’à l’ahurissante et inexorable fin que nous ne dévoilerons évidemment pas.


Le Salaire de la peur est le film de tous les superlatifs. D’abord par ses décors. Le Guatemala où est censé se dérouler l’intrigue fut reconstitué en Camargue, ainsi que dans la région de Montpellier et les montagnes environnantes. Il faut vraiment le savoir, tant on ne s’en doute pas une seconde. En recréant l’Amérique centrale en Camargue, Clouzot se paie le luxe d’inventer un pays de cinéma. Il y installe le décor de ses rêves, modelant à loisir les lieux en y ajoutant des cours d’eau ou en y déplaçant de faux cactus. La nature, à la fois belle et emplie de pièges, est bien entendu l’un des personnages du film. Une nature dont Clouzot, à travers cette histoire de suspense, prend la défense. Il en dénonce impitoyablement le massacre par les multinationales et leurs esclaves, la destruction des cultures indigènes accompagnant l’appât du gain et l’humiliation des Hommes.


Un grand nombre de scènes sont des classiques, en dehors de la fin. Les vingt premières minutes plantant le décor, avec le petit rôle joué par Véra Clouzot, l’épouse du cinéaste, elle-même d’origine brésilienne, et qui comptera beaucoup dans la suite du travail de son mari, jusqu’à sa mort prématurée. Le pont qui s’effondre, la dispute entre Montand et Vanel où ce dernier est absolument sublime. Et bien évidemment, Jo pris au piège dans la nappe de pétrole, menacé de toutes parts. Pour cette scène, le producteur proposa d’utiliser de l’eau colorée. Par souci de réalisme Clouzot refusa, contraignant Charles Vanel à passer plusieurs jours de tournage dans de l’«or noir» authentique.


De nombreux artisans, cascadeurs, pompiers et ouvriers locaux furent engagés pour travailler sur le tournage qui dura en tout seize mois. Avec toutefois sept mois d’arrêt en cours de route pour cause de dépassements de budget, de grèves, d’accidents divers, et de conditions climatiques; notamment une pluie ininterrompue de cinq semaines, empêchant toute prise de vues et détruisant les décors ainsi que le matériel déjà installés.


Grand succès mondial que cet absolu morceau de bravoure. Ours d’Or à Berlin, Palme d’Or à Cannes, Prix d’interprétation entièrement mérité pour Charles Vanel: ses larmes devant Montand qui le frappe et l’injurie méritent à elles seules cette récompense. Le film est devenu aussi, avec la trilogie politique de Costa-Gavras, l’emblème de la carrière cinématographique d’Yves Montand.


Citons trois extraits de critiques rédigées par des journalistes américains: «Un classique du suspense existentiel, Le Salaire de la peur mélange le suspense non-stop avec la satire mordante; son influence se fait encore sentir sur les thrillers d’aujourd’hui»; «Vous êtes assis là en attendant que la salle de cinéma explose»; «Quand on peut exploser à tout moment, seul un idiot croit que le personnage détermine le destin. Si ceci n’est pas une parabole de la position de l’homme dans le monde moderne, c’est au moins une illustration de celle-ci.»


Nous évoquerons encore Le Convoi de la peur (Sorcerer), réalisé en 1977 par William Friedkin. Un film qui n’est pas sans qualités, mais que l’on a souvent, à tort, considéré comme un remake du Salaire de la peur. En effet, Friedkin n’a pas voulu s’inspirer du film de Clouzot, mais a plutôt proposé sa vision personnelle du roman d’origine. Ce fut un échec retentissant, dont le réalisateur de French Connection et son acteur Roy Scheider eurent du mal à se remettre professionnellement.


Une nouvelle fois, pour ceux qui n’ont pas encore vu ce chef-d’œuvre (comme je les envie, j’aimerais tant ne l’avoir jamais vu et le découvrir!), vous en serez à coup sûr bouleversés et enchantés. Et pour les autres, chaque re-vision est un grand moment!


Nous nous retrouverons prochainement pour la suite et la fin de notre retour sur l’œuvre d’Henri-Georges Clouzot. Un nouveau classique se prépare: Les Diaboliques.


Philippe Thonney