CHRONIQUE 10 - LE «CRAYON VERT», SA VIE, SON ŒUVRE (1ère PARTIE)

Le 27 janvier 2021

En ces temps où nous avons toute latitude pour savourer quelques classiques, un nom nous est spontanément revenu à l’esprit, accompagné de l’envie de revoir ses œuvres; envie à laquelle nous avons succombé. Ce nom est celui de l’un des cinéastes les plus marquants du cinéma français par son talent, son exigence, sa personnalité, mais aussi par les circonstances historiques particulières qui ont imprégné ses débuts dans le métier. Ce créateur majeur, scénariste, dialoguiste, producteur et réalisateur, c’est Henri-Georges Clouzot (1907-1977) qui, malgré le fait que plusieurs de ses films soient absolument incontournables, mérite encore et toujours d’être reconnu et redécouvert.


Sans trop nous étendre sur sa jeunesse, nous citerons quelques faits. Clouzot naît en 1907 dans une cité de la province française, dans laquelle il commence très vite à s’ennuyer profondément. A plusieurs reprises dans ses films, bien plus tard, il dépeindra ces petites villes étouffantes et leurs habitants de manière guère reluisante voire franchement effrayante, notamment dans Le Corbeau ou Les Diaboliques. Au cours d’une enfance souffreteuse (il passera d’ailleurs de nombreux mois en Suisse pour y soigner sa tuberculose), il se réfugiera dans la solitude, la lecture et l’écriture. Devenu jeune adulte, après avoir rêvé d’une carrière maritime, il se rend à Paris et s’y fait lentement connaître tout d’abord comme journaliste et parolier (il parviendra à confier quelques-unes de ses chansons à Maurice Chevalier) puis surtout comme auteur de théâtre. Il fera à ce moment-là une rencontre déterminante pour la suite de son parcours, celle de Pierre Fresnay, célèbre comédien et directeur de la salle de la Michodière, qui montera avec succès deux pièces de Clouzot, ce qui le fera connaître. Grâce à Fresnay mais aussi au cinéaste Henri Decoin, Clouzot commence à fréquenter les gens de cinéma, et sera finalement engagé en 1933 par un producteur pour aller à Berlin superviser les versions françaises des films tournés aux studios de Babelsberg.


Petite parenthèse nécessaire à ce stade, pour rappeler un fait qui paraît parfaitement surréaliste aujourd’hui. A l’époque, les doublages n’existaient pas. Il arrivait donc fréquemment que, si un producteur voulait faire trois versions d’un film (une version française, une allemande et une anglaise, par exemple), on en faisait réellement trois versions! A Babelsberg, Clouzot voyait arriver dans un décor des comédiens français qui jouaient une scène; puis, on retournait la même scène en allemand avec des acteurs allemands, et ainsi de suite, pour chaque scène. De grandes vedettes françaises, telles que Jean Gabin ou Danielle Darrieux, ont régulièrement travaillé à Berlin pour tourner ces versions francophones, dans des films qui étaient la plupart du temps des opérettes ou de gentillettes comédies musicales.


Clouzot commence donc à se faire un nom et débute en parallèle un travail réussi et exigeant comme adaptateur et scénariste. Il se fera ensuite engager en 1940 à Paris, en tant que directeur du département des scénarios dans la compagnie de production cinématographique Continental. Dans de nombreuses interviews et son film Voyages à travers le cinéma français, Bertrand Tavernier revient sur ce fait et réhabilite Clouzot, qui se fera énormément reprocher plus tard d’avoir accepté de travailler pour cette firme.


En effet, qu’était la Continental? Une compagnie allemande, présente en France entre 1940 et 1944, imaginée par Joseph Goebbels et dirigée par un grand nom du cinéma germanique, Alfred Greven (1897-1973). Le chef de la propagande nazie souhaitant dominer tous les arts dans les pays occupés, il envoya Greven à Paris afin de faire redémarrer le cinéma français à l’arrêt. Greven dispose de tous les pouvoirs et de tous les moyens pour cela. Il va donc signer des contrats avec plusieurs comédiens et comédiennes, scénaristes et cinéastes. Sa «mission» était d’endormir le public français en lui proposant des films légers, divertissants et souvent plutôt stupides. Parmi la petite trentaine de films produits par la Continental, peu sont inoubliables, mais aucun n’est directement contestable politiquement, contrairement à ceux tournés en Allemagne par Veit Harlan ou Leni Riefenstahl. Quelques films de grande qualité émergent même (L’Assassinat du Père Noël et La Symphonie fantastique de Christian-Jaque, Premier rendez-vous et Les Inconnus dans la maison d’Henri Decoin), et cela grâce à Alfred Greven. En effet, en tant que producteur avant tout, il utilisa son immense pouvoir pour soutenir des œuvres et des créateurs auxquels il croyait, même si Berlin allait sans doute voir ces films d’un mauvais œil. Il risqua même gros en engageant, en toute connaissance de cause, des collaborateurs juifs, communistes ou résistants (parfois même les trois en même temps comme le cinéaste Jean-Paul Le Chanois), des gens dont il appréciait le talent, en leur proposant de travailler sous pseudonyme. De nombreux grands noms travaillèrent pour la Continental, sans que l’on puisse les soupçonner de sympathies nazies ou de collaboration: Jacques Becker, Robert Bresson, André Cayatte, Gérard Philipe, Ginette Leclerc, Raimu, Danielle Darrieux, Michel Simon, Fernandel, Suzy Delair ou Louis Jouvet. A la déroute en 1944, Greven retourna en Allemagne et y reprit son activité de producteur, sans être nullement inquiété par la suite, contrairement à d’autres occupants. Etant certes adoubé par les nazis, il était avant tout, au fond, un homme de cinéma. Sur ce thème, revoyons Laissez-passer (2002) de Bertrand Tavernier et l’excellent documentaire La Continental: le mystère Greven, sorti en 2017.


Revenons à Clouzot. Surnommé dans les bureaux «le crayon vert», il était chargé de lire, retoucher et améliorer tous les scénarios qui arrivaient à la Continental. Il y accomplit un excellent travail et fit preuve d’une attitude exemplaire. Plusieurs de ses collaborateurs racontèrent plus tard qu’il ne fit jamais quoi que ce soit pouvant menacer quelqu’un. Au contraire, il présenta Jean-Paul Le Chanois ou le scénariste Jean Ferry à Greven, leur permettant ainsi de travailler et de gagner leur vie, ce qui était rigoureusement interdit aux Juifs; ces deux hommes s’appelaient en effet Jean-Paul Dreyfus et Jean Lévy. Toutefois, à la Libération en 1945, et contrairement à la plupart des employés de la firme allemande, Clouzot eut des problèmes. Ce fut Le Corbeau que les Français ne lui pardonnèrent pas. Nous y reviendrons.


En 1941, Clouzot dépasse le stade de correcteur et rédige un scénario original. Il adapte un polar du romancier belge Stanislas-André Steeman, y ajoute un rôle sur mesure pour sa compagne Suzy Delair et s’arrange pour que Pierre Fresnay y joue le rôle principal, celui du commissaire Wenceslas Vorobeïtchik, alias «Monsieur Wens», le Maigret de Steeman. Mis en scène par Georges Lacombe, Le Dernier des six, polar toujours très agréable à voir de nos jours, sera un grand succès public. Clouzot brûle de passer à la mise en scène, ce qui sera chose faite l’année suivante.


En 1942, après avoir scénarisé l’excellent Les Inconnus dans la maison d’après Simenon avec Raimu, Clouzot obtient d’Alfred Greven l’accord pour réaliser son premier film, et ce sera un premier coup de maître. Il adapte un second roman de Steeman, redonne le rôle de Wens à Pierre Fresnay et celui de la pétulante Mila Malou à Suzy Delair. L’Assassin habite au 21 contient déjà tous les germes de son œuvre future, démontre son sens du rythme et sa parfaite maîtrise de la mise en scène. Très célèbre, le film nous entraîne au gré des rues brumeuses de Montmartre, dans lesquelles sévit un mystérieux criminel qui signe ses méfaits d’une carte de visite au nom de «Monsieur Durand». Ayant appris par hasard la présence du tueur dans une pension de famille, Wens va y louer une chambre et étudier de près tous les locataires dans une enquête longue, laborieuse et pleine de surprises. Clouzot y soigne merveilleusement l’ambiance, l’humour, les seconds rôles qui sont tous ciselés et formidables, et se crée, notamment avec Pierre Larquey et Noël Roquevert, une solide équipe de comédiens fidèles qu’il retrouvera régulièrement. Ce film fait passer le public du rire aux frissons, avec certaines scènes joyeusement surréalistes. Deux anecdotes: le roman de Steeman se déroulait à Londres, et l’assassin signait ses forfaits «Mr. Smith». Il était évidemment impossible, en 1942, d’aller tourner un film français en Angleterre, et ce d’autant plus si ce film était produit par une compagnie allemande. Clouzot transféra donc l’action de Londres à Paris et changea «Mr. Smith» en «Monsieur Durand». D’autre part, pour ceux qui connaissent le quartier de Montmartre, la pension de famille où se déroule la plus grande partie du film se trouve au 21 de l’avenue Junot. Si vous descendez cette avenue, vous vous rendrez compte que cette adresse n’existe pas... les numéros passent directement du 19 au 23! Avec un Pierre Fresnay génial, ce film délicieux et inventif est à revoir sans hésiter.


En 1943 sortira le film considéré par de nombreux connaisseurs comme le premier des deux chefs-d’œuvre consécutifs de Clouzot, Le Corbeau. Il est vrai que c’est un film absolument passionnant, tant par l’histoire qu’il raconte que par les réactions qu’il suscita. Le rôle principal, celui du docteur Germain, est à nouveau joué par Pierre Fresnay.


Germain est médecin dans une petite ville française non définie. Un praticien respecté dans cette bourgade où tout le monde se connaît, malgré une attitude parfois distante et un lourd secret de son passé dont il semble souffrir, sans que personne n’en sache plus. Petit à petit, des lettres anonymes le concernant commencent à arriver chez de nombreuses et diverses personnes de la commune. Germain est visiblement la cible d’un corbeau impitoyable qui cherche à ruiner sa réputation, l’accusant de malversations financières, de coucheries avec des femmes de notables et, surtout, de pratiquer clandestinement des avortements. Germain se rend progressivement compte que ces lettres qui se multiplient commencent à être prises au sérieux par la population. Il reconnaîtra les quelques-uns qui le soutiennent (ou qui font semblant de le soutenir) et ceux qui médisent derrière son dos. Mais au fur et à mesure, le corbeau ne s’arrête pas à Germain. Il s’attaque à toute la population, prétendant dénoncer des impostures et nettoyer les rues de tous ses secrets. Les esprits s’enflamment, la ville s’empoisonne, tout le monde se soupçonne, les centaines de lettres sont à la fois redoutées et lues avec avidité. Qui est le corbeau? Cela peut finalement être n’importe qui, du maire à la fillette de la poste, du vieux psychiatre au maître d’école, de l’infirmière de l’hôpital à Germain lui-même, pourquoi pas... le venin s’insinue partout et provoquera plusieurs drames. Le corbeau finira par être identifié, et une justice, impitoyable et sombre, sera rendue.


Plusieurs scènes sont absolument spectaculaires, qui démontrent le talent des scénaristes et le génie du metteur en scène. Une conversation sur le Bien et le Mal sous une ampoule blafarde tournoyante, une dictée à laquelle tous et toutes doivent se soumettre afin d’identifier l’auteur des lettres anonymes, une femme terrorisée fuyant une foule haineuse que l’on entend hurler mais que l’on ne voit pas, une enveloppe qui tombe d’un corbillard ou des combles d’une église... et la dernière image d’une puissance peu commune. Clouzot distille le malaise avec de savants jeux de lumière, des cadrages déformés, des gros plans insistants sur des visages fatigués. Peu importe le nombre de visions, ce film vous saisira par sa force.


C’est sur ce tournage que naquit la réputation de Clouzot d’être méchant et insupportable sur un plateau. Se montrant extrêmement désagréable envers les techniciens, n’hésitant pas à gifler Ginette Leclerc pour qu’elle pleure réellement devant la caméra... Le cinéaste conservera toute sa vie cette image de tyran. Mais un grand nombre de ses comédiens et collaborateurs diront, bien plus tard, que si cette renommée n’était certes pas usurpée, c’était après tout sa façon d’obtenir le meilleur de ses équipes. Une méthode qu’il partageait avec d’autres cinéastes comme Julien Duvivier, Jean Renoir, Jean-Pierre Melville ou John Ford qui n’étaient en effet pas connus pour leur douceur, leur sourire ou leur chaleur humaine! Clouzot lui-même, dans des entretiens donnés à la fin de sa vie, reviendra avec sincérité et humour sur sa réputation de despote. Bernard Blier en sourira lui aussi, et parlera de Clouzot avec tendresse et respect.


Le film est également un exemple d’intelligence au niveau de son écriture. Clouzot et son coscénariste Louis Chavance savaient pertinemment que Le Corbeau abordait des sujets strictement interdits en cette période de France occupée. L’avortement, la dépendance aux drogues, et surtout le thème des lettres anonymes, tristement d’actualité en ces temps de délation envers les Juifs. Le film réussit, par petites touches, à glisser des dénonciations de la situation politique et sociétale contemporaine, ce qui n’était nullement permis par les occupants ni par la censure appliquée impitoyablement par le gouvernement collaborationniste de Vichy. Et nous en arrivons à ce spectaculaire paradoxe: le film étant produit par la Continental, il échappait automatiquement à la censure de Vichy, et ça n’est que pour cette raison qu’il a pu sortir sur les écrans, et même simplement ne pas être détruit... Sinon, jamais le gouvernement pétainiste ne l’aurait laissé passer!


Le film sortira donc en salles et sera dès le début remarqué pour ses qualités artistiques, qualifiées de très novatrices et spectaculaires. Il ne déchaînera toutefois pas les passions «politiques». Ce n’est qu’à la déroute allemande, courant 1944, que Clouzot se verra attaqué par plusieurs grands noms de la culture française, dont Joseph Kessel. On accusera le cinéaste d’avoir fait un film de propagande pro-allemande en ayant montré les Français, dans Le Corbeau, comme des fourbes, des moutons apeurés et mesquins, des corrompus ou des tarés. L’historien du cinéma Georges Sadoul, dans un article infâmant, établira même un ahurissant parallèle entre Le Corbeau et Mein Kampf. Clouzot sera attaqué de toutes parts, de nombreux mensonges seront proférés, et le cinéaste sera condamné pour avoir travaillé à la Continental. Détail piquant: le réalisateur Christian-Jaque, qui avait lui aussi œuvré à plusieurs reprises pour cette firme, faisait partie des accusateurs de Clouzot! De nombreux intellectuels se déchaînèrent donc contre cette soi-disant propagande pro-allemande ou anti-française.


Mais Clouzot eut aussi des défenseurs. Lorsque son film fut interdit, des gens comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jacques Becker et beaucoup d’autres protestèrent publiquement. Plusieurs de ses collaborateurs témoignèrent de son attitude impeccable pendant la guerre. L’un des plus génialement virulents fut le scénariste et dialoguiste Henri Jeanson. Il s’adressa dans une lettre ouverte au dramaturge Armand Salacrou, président d’une association ayant voué Clouzot aux flammes, un club des «Ecrivains résistants». Jeanson lui écrivit: «Mon cher Armand, tu sais très bien qu’Henri-Georges Clouzot n’a pas été plus collaborateur que toi tu n’as été résistant»!


Henri-Georges Clouzot sera condamné en 1945 à une interdiction de travailler à vie, qui sera ensuite commuée en deux ans d’interdiction. Et donc, en 1947 se produisirent deux choses: Le Corbeau ressortit sur les écrans, faisant un triomphe, et gagnera au fil des ans un statut d’œuvre incontournable et admirée. Le film n’a pas pris une ride et c’est la première chose qui frappe quand on le voit aujourd’hui. Mais c’est aussi en 1947 que le cinéaste prendra une spectaculaire revanche sur ces injustes polémiques, et mettra tout le monde d’accord en sortant son second chef-d’œuvre, Quai des Orfèvres.


Quai des Orfèvres, sur lequel nous reviendrons, ainsi que sur la suite de l’œuvre de ce cinéaste fascinant, dans notre prochain numéro.


Philippe Thonney