Carte blanche : Michael Frei

Le 23 février 2022

Les salles de cinéma romandes et Netflix

Depuis le début de mon activité dans le domaine de la VHS, DVD, puis Blu-Ray, je ne compte plus le nombre de fois où l’on m’a demandé combien de temps je pouvais décemment encore tenir avec tous ces nouveaux concurrents, acteurs mondiaux, qui se bousculaient à mon portillon avec de toutes nouvelles merveilles technologiques sous les bras. On m’a posé cette question vers l’an 2000, lors de l’arrivée de la FNAC à Lausanne. Puis quelques 36 mois plus tard, lors de l’arrivée massive d’internet, symbolisée par son intervenant le plus efficace, Amazon. À chaque fois, ma réponse fut la même; pas sûr que les plateformes modernes, aussi efficaces soient-elles, puissent répondre à toutes les questions que le public se pose. De ce fait, je voyais toujours une niche possible pour une petite entreprise comme la mienne. Ce postulat s’est avéré vrai pendant plus de deux décennies.

Si c’est finalement l’émergence du streaming (symbolisé par le triomphe mondial de Netflix) qui m’incita à abandonner mon échoppe, j’ai réussi à rester vivant et actif parce que j’ai réorienté mon entreprise encore une fois, revenant à une structure simple d’une personne (que j’espère) compétente, qui tente d’amener une aide personnalisée. Et j’ai réalisé que j’avais simplement utilisé un principe en vigueur dans cette industrie depuis près de cent ans. Car cette profession de bateleur de cinéma ne s’en trouve pas à sa première crise. Par exemple, lors de l’arrivée du parlant en 1927, certains studios et exploitants de salles doivent décider dans un laps de temps très bref d’investir massivement dans les nouvelles technologies, d’équiper le monde entier en «sound system», sous peine de mourir. En pleine dépression économique, ils réussissent cet exploit en environ 5 ans et on considère que, au plus tard en 1933, le cinéma moderne est né.

Ou encore, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la télévision se démocratise et entre dans tous les foyers américains. Les recettes (entrées payantes) s’effondrent, le public étant fasciné par sa boîte magique à la maison. La réponse du monde du cinéma fut à nouveau une avancée technologique: imposer la couleur dans les salles (les appareils de télévision étaient alors encore presque exclusivement en noir-blanc), développer le cinémascope, privilégier de grands spectacles et d’autres «gadgets» (c’est le début réel de la 3D, aussi) afin de faire revenir le chaland dans les salles.

Et c’est donc dans ce domaine que le parc romand de salles de cinéma se retrouve aujourd’hui devant un défi de taille: faire oublier deux ans de pandémie et redonner au public le réflexe d’aller «se faire une toile»; restaurer les lieux d’accueil pour entériner cette nouvelle relation culturelle, inciter le public à faire confiance aux exploitants malgré une production mondiale (et plus particulièrement, américaine) en crise, ce afin qu’ils privilégient des pays émergents, susceptibles de raconter des histoires nouvelles, celles qu’on ne voit pas sur Netflix. C’est un défi de taille, que le monde du 7e art romand peut relever parfaitement, avec l’aide du public et, sans doute, de subventions accrues. D’un bateleur à un autre, on y croit! Non seulement, c’est possible mais on l’a déjà fait!


Michael Frei,

gérant du Karloff,

actif dans le monde du DVD depuis 25 ans