Carte Blanche : Jean-Philippe Ecoffey

Le 05 octobre 2022

Jean-Philippe Écoffey suit des études de lettres à Lausanne. En 1982, il suit les cours au Conservatoire d'art dramatique de Genève, puis, après un bref passage au Conservatoire d'art dramatique de Paris, il entre à l'École des Amandiers de Nanterre, dirigée par Patrice Chéreau. Le cinéaste Alain Tanner le fait jouer dans No man's land en 1984.


Il posait sa caméra là et pas ailleurs.


Au premier jour de tournage, Alain Tanner nous a dit qu’il avait eu de la difficulté à trouver de la fiction dans son pays et dans son époque, aussi bien avait-il situé son film No Man’s Land dans un territoire où la frontière franco-suisse allait permettre des moments de friction – quelle intelligence me disais-je à l’époque, un art qui fait jouer la poésie des mots en même temps que celle des images! Nous allions participer à la recherche de fiction d’un véritable auteur dans le Jura merveilleux de la friction franco-suisse ! Cela pour sûr annonçait quelques découvertes étonnantes!

Tanner posait sa caméra là et pas ailleurs, le travelling démarrait de ce point-ci et courait jusqu’à ce point-là. Son rythme ? Oui, comme ça, voilà, ni plus vite, ni plus lentement, plus lentement peut-être, voilà, comme ça, pas besoin de courir à la poste, l’allure du travelling, vous vous en doutez bien, était celle de la contemplation…


Plus tard, Tanner m’a demandé de m’étendre, posé sur un coude, ma bicyclette couchée entre le paysage et moi ; la caméra était sur le chariot qui évoluait sur ses rails, derrière moi, à son rythme : elle était témoin de la beauté là-bas, celle du Jura allongé dans la demi-lueur d’août. La caméra de Tanner était une caméra témoin de la Beauté là-bas, devant moi, devant nous, elle en était témoin, elle lui donnait un rythme, contemplatif, pictural : Tanner posait sa caméra comme d’autres un chevalet et il nous demandait d’assister au spectacle du temps suspendu de la Beauté.


Un autre plan me revient en mémoire, pareillement contemplatif et aussi intensément rempli de secondes éblouies : Jean est appuyé sur le dos d’une Montbéliarde, dans l’écurie où il travaille ; moment de pause, de calme et de sérénité ; chaque fois que je regarde cette photo, je sens l’odeur puissante des animaux à l’écurie. Le temps est encore une fois suspendu dans la contemplation qu’il ouvrage.


Il n’est que de se rappeler aussi le plan mythique du film Dans la ville blanche où Bruno Ganz se tient dans une chambre d’hôtel de Lisbonne cependant que le vent court par la fenêtre et fait onduler les rideaux dans la pièce… Là encore, c’était une description picturale du Temps, le vent dans les rideaux marquait visuellement les ondes du temps s’écoulant : la caméra d’Alain Tanner se permet de dévisager le paysage, de contempler les visages, l’inverse étant bien sûr et à l’évidence vrai aussi … C’est pour moi la définition de la geste cinématographique de l’auteur Tanner.


Il m’a donné mon premier rôle au cinéma. J’étais alors persuadé que ma voie était toute tracée sur les planches, Tanner en a décidé autrement en m’inscrivant dans le cours de sa narration jurassienne, il a montré au monde son désir d’en faire une peinture filmée, ce sont pour moi ses plans les plus beaux, ceux de comédie s’inscrivent eux dans l’époque, oui, celle des années 70, années de la révolution de 68, années baba, années fleur bleue.


Tanner savait choisir, sa place de caméra, ses paysages, ses visages. Son geste créatif était tout de confiance, il ne cherchait pas à déformer le réel, à le distordre. Il posait sa caméra , comme un peintre son chevalet et le réel advenait en fiction, voilà tout.


Nos personnages avaient un pied de part et d’autre de la frontière et c’est cela qui créait le mouvement de l’histoire en cours, c’est ce déséquilibre qui en était véritablement le moteur. Tanner était magnifique en toute simplicité.