Carte Blanche : Frédéric Maire

Le 26 janvier 2022

LE GRAND CHAMBARDEMENT


En 2019, un directeur de salles de mes amis avait souhaité projeter dans un de ses cinémas le film qui, en décembre 2009, avait cristallisé le grand chambardement de l’exploitation du 7e art, soit Avatar de James Cameron. En effet, la sortie tonitruante du film avait poussé la majorité des salles à s’équiper très rapidement de projecteurs numériques qui allaient vite remplacer les projecteurs mécaniques de films sur pellicule 35mm.

Même si le numérique était déjà utilisé depuis plusieurs années pour les tournages et les effets spéciaux, les films étaient encore, jusqu’alors, transférés sur la pellicule afin d’être diffusés partout. Avec le très digital et tridimensionnel Avatar (et quelques autres blockbusters), l’industrie cinématographique a accéléré la mue des salles. Au point qu’aujourd’hui il n’existe plus en Suisse qu’une trentaine de cinémas en mesure de projeter encore et toujours de la pellicule (sur plus de 500 écrans).

Quand cet exploitant s’est adressé au distributeur pour obtenir un DCP (à savoir le dossier numérique contenant les fichiers du film à projeter) d'Avatar, la réponse fut décevante: les fichiers de l’époque ont été rapidement effacés, pour éviter tout piratage; donc pour obtenir le film, il fallait soit demander au studio à Los Angeles de fabriquer un DCP pour l’occasion, pour un coût prohibitif, soit… acheter un disque Blu-ray dans le commerce!

Cette anecdote reflète la nouvelle réalité du cinéma contemporain. Sa nature numérique permet une diffusion facilitée, et bien plus importante que jadis, sur tous les supports possibles. Physiques comme le DVD ou le Blu-ray, mais surtout virtuels, en téléchargement ou en streaming, sur nos ordinateurs, tablettes et smartphones. Toutefois, cette même nature numérique provoque une obsolescence rapide des supports, voire même des fichiers originaux. Les distributeurs effacent les fichiers encombrants pour libérer de la place sur leurs serveurs, contrairement aux bonnes vieilles copies physiques qui dormaient sur les étagères. Et les archives qui, tant bien que mal, tentent de récupérer ces éléments virtuels pour les conserver, n’obtiennent que rarement les clés numériques (KDM) permettant l’accès à ces fichiers (sauf si la loi l’impose).

Ainsi, dans son absolue modernité et son existence accélérée, le cinéma numérique risque de reproduire ce qui se passait au temps du cinéma muet, il y a près d’un siècle. Plus des deux tiers de cet immense patrimoine a tout simplement disparu. Car une fois exploités, les films étaient détruits, ou alors mis à bouillir pour en récupérer les précieux sels d’argent et le nitrate de cellulose, avant d’être transformés en peignes ou en balles de ping-pong. Étrangement, un siècle plus tard, nous risquons bien de ne garder des œuvres numériques que de pâles copies aux images compressées pour internet, improjetables sur le grand écran d’une salle de cinéma. Curieux destin à l’heure où Avatar 2 sortira bientôt sur les écrans. Mais lesquels?


Frédéric Maire,

directeur de la Cinémathèque suisse