L'édito de Kim Figuerola - The Brutalist: une brutalité historico-culturelle
Le 12 mars 2025
Le récit d’un Juif hongrois, architecte doué et survivant de la Shoah, qui émigre aux États-Unis en 1947 - année où les Nations Unies votent le plan de partage de la Palestine pour la création du futur État d’Israël -, avait de quoi attirer le public dans la salle obscure. Filmé en 35 mm avec le procédé VistaVision, The Brutalist de Brady Corbet promettait d’être une épopée conséquente, à l’instar de Guerre et Paix (1956) de King Vidor qui partage la même durée et la même technique de prises de vues sur pellicule. La comparaison s’arrête là, le doute s’installe. La consternation devient peu à peu vive dès lors que le film se dévoile comme une fresque grandiloquente, constituée de représentations frustes, baignant certains faits historico-culturels dans une inexactitude et une brutalité affligeantes.
The Brutalist est l’histoire d’un lent processus de broiement du rêve américain, dont l’image liminaire renversée de la statue de la Liberté sert de préfiguration. Les trois (longues) heures et demie relatent ainsi les tentatives d’intégration de l’ancien étudiant du Bauhaus, László Tóth (Adrien Brody), dans une Pennsylvanie conservatrice et antisémite. Ponctué en quatre parties, le destin de cet immigré tourmenté dépend principalement de son génie architectural, mais en premier lieu du riche magnat Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), véritable parodie du capitaliste cynique. Alors que le film devait nous éblouir, tout au moins nous dévoiler la complexité et la force éthique de l’architecture brutaliste, le terme «brutaliste» est ici phagocyté dans un amalgame sémantique fumeux.
Employé pour la première fois en 1950 pour décrire une maison à Uppsala par Hans Asplund, le brutalisme (ou New Brutalism) ne se réfère aucunement à une quelconque praxis, esthétique ou symbolique violente, mais à un mouvement subversif d’architecture né en Angleterre, devenu plus tard international, avec Alison et Peter Smithson comme fers de lance. Étant donné que Le Corbusier a appelé son béton «béton brut», il est à l’origine de la rapide diffusion du terme «brutalisme». Son Unité d’habitation (La Cité Radieuse) à Marseille a par ailleurs fortement nourri les aspirations de jeunes architectes d’après-guerre et postmodernistes. En dehors de toute considération de goût, le brutalisme ne se limite pas uniquement à ce matériau, mais s’érige en tant que révolution politique, sociale et formelle, contre «les conventions dans la vie et dans l’art, comme une réaction contre les réponses catégoriques des connaisseurs ou esthètes, une réaction en faveur de l’expérience directe, physique et émotionnelle»1. Pourtant, Corbet présente l’architecte brutaliste comme un Juif torturé et héroïnomane, imposant une vision austère, concevant le centre communautaire et religieux Van Buren comme un bâti traumatique: véritable synthèse des camps de concentration de Buchenwald et Dachau. Une aberration qui désavoue non seulement le rejet du brutalisme de tout obscurcissement de cet ordre, mais qui induirait l’Holocauste comme un exhausteur de drame! À moins que le réalisateur américain ne dédiât le titre de son film au détestable Van Buren qui, lors d’une scène de viol, offre une autre opportunité narrative de démontrer ce qu’est la brutalité arbitraire.
N’en déplaise à certain·e·s qui encensent ce film, n’eut-il pas été plus respectueux (et moins brutal) d’effectuer le biopic de Marcel Breuer, auquel The Brutalist se réfère amplement, avec la rigueur historique qui s’impose, sans les artifices mélodramatiques? Ou celui de Lotte Cohn, Juive israélo-allemande et disciple de Mies van der Rohe, architecte brutaliste bien avant l’heure.
Kim FIguerola
1 Reyner Banham, Le brutalisme en architecture. Éthique ou esthétique?, Paris, Dunod, 1970.