L'édito de Émilie Fradella - Boycott?
Le 16 octobre 2025
Tout commence par un nom devenu verbe. Boycott. En 1880, en Irlande, des voisins décident de ne plus travailler pour Charles Boycott, de ne plus lui parler, de ne plus le servir. La presse transforme l’homme en mot. Le mot devient méthode: se retirer collectivement, pour peser politiquement. Depuis, l’idée a quitté les champs de County Mayo pour gagner nos écrans. Aujourd’hui, le cinéma parle aussi cette langue du retrait. Dans un programme de festival, chaque présence dit quelque chose; chaque absence, aussi. On se demande: faut-il séparer l’œuvre de l’institution qui l’abrite? l’artiste du pouvoir qui l’emploie? Ces questions bruissent dans les couloirs, au bar d’après-séance, entre deux projections. Revenir à l’origine du mot n’est pas coquetterie: c’est prendre la mesure de ce que veut dire, en 2025, dire non dans un art fait pour être partagé.
Ces cinq dernières années l’ont montré. Golden Globes 2022: la cérémonie disparaît de l’antenne après le scandale de la HFPA. Un silence mondial, lourd comme un verdict. Puis les festivals redessinent leurs lignes. Cannes, le 1er mars 2022, annonce qu’aucune délégation officielle russe ne sera accueillie tant que la guerre se poursuit - sans fermer la porte aux œuvres dissidentes. Au Festival du film de Sydney en 2022: plus de vingt compagnies se retirent en raison d’un partenariat avec l’ambassade d’Israël; à la sortie de la tempête, le festival décide de ne plus accepter de financements de gouvernements étrangers. IDFA 2023 à Amsterdam: des films se retirent après la condamnation d’un slogan pro-Palestine. On comprend alors que la programmation n’est plus seulement une liste, mais une position déguisée. Depuis 2024–2025, Berlin concentre les tensions autour de la guerre à Gaza: des salarié·e·s demandent un cessez-le-feu et une ligne claire; des organisations comme PACBI et Film Workers for Palestine appellent au boycott des institutions cinématographiques israéliennes; d’autres artistes comme Tilda Swinton notamment, défendent l’idée de venir et parler plutôt que d’annuler. Des polémiques locales (invitations puis retraits d’élus de l’AfD en 2024) ajoutent une couche. La vie des festivals devient un lieu de friction, parfois nécessaire, souvent inconfortable.
Le sponsoring n’est pas en marge: à Toronto 2023, une lettre ouverte vise le partenaire bancaire du festival au nom du climat et des droits des peuples autochtones. On sait désormais que les financeurs colorent un événement autant que sa ligne artistique. On le perçoit dans la salle, même: ce qui se joue derrière l’écran accompagne ce qu’on voit à l’écran. Alors, où place-t-on la frontière du refus? Délégations officielles ou artistes? Institutions ou œuvres? Sponsors ou jurys? On entend des arguments qui se percutent. Et surtout, on voit des vies de films que des équipes ont mis des années à faire exister, des premières où l’on hésite entre applaudir et s’abstenir, des programmations réajustées au fil des lettres ouvertes. Le retrait peut être un geste juste, parfois la seule manière de nommer l’intolérable. Mal ajusté, il peut aussi claquer la porte sur des voix qu’on aurait voulu entendre. C’est là que notre place se joue.
En tant que revue, Ciné-Feuilles refuse de museler l’art cinématographique. Notre rôle n’est pas d’ériger des cordons sanitaires autour des films. Nous restons fidèles à notre mission: faire résonner - avec exigence et nuance - les visions qui éclairent les écrans, même quand ces lumières bousculent nos certitudes.
Émilie Fradella