Black Movie 2023, «Un autre regard»

Le 08 février 2023

24e édition d’un festival qui a su s’imposer au rythme du monde en un événement culturel majeur de Suisse romande. 91 films en 8 sections d’un cinéma indépendant engagé, humaniste et ouvert (50 pays représentés), où l’on retrouve en tête d’affiche Hong Sang-soo et ses deux derniers longs métrages (Walk Up, The Novelist’s Film), des films salués unanimement par la critique (Feathers de El Zohairy, Godland de Pálmason, Sous les figues de Erige Sehiri) et de folles découvertes explosives (on pense rapidement à Casanova et sa première suisse avec La Piedad, ou encore Shari du Japonais Yoshigai). Éclectique, lecteur d’un monde qui souffre, le Black Movie représente le cinéma que l’on aime défendre, celui qui pousse à s’interroger sur les grandes questions politiques, sexuelles et égalitaires de notre temps.


Implacable logique que de commencer par le grand maître du réalisme coréen, l’ultra-prolifique Hong Sang-soo et son dernier film Walk Up, le 28e, tourné en plein confinement. De cette situation sanitaire exceptionnelle en découle un huis clos dans un immeuble de Séoul. Arrivant en invité de marque, Byung-soo réalisateur à succès, est accueilli en héros national par la propriétaire de l’immeuble. Puis, par une ellipse brutale, Byung-soo passera d’invité à locataire. Son installation au dernier étage de l’immeuble devient synonyme d’échec, et cette échelle sociale inversée l’installera progressivement dans une forme de précarité matérielle (des seaux joncheront l’appartement pour retenir des fuites d’eau) et psychique (touché par une étrange «maladie» qu’on lit aisément en épisode dépressif). C’est une lecture du temps que nous propose Hong Sang-soo, un temps qui file et interroge sur des questions fondamentales, comme celle de la religion. En début de film, elle est un outil pour les plus faibles, à sa fin, un acte salvateur. Rarement le cinéma de Hong Sang-soo aura-t-il été aussi dépressif, voire fataliste, mais toujours d’une justesse implacable.


De la salle du Grütli au Spoutnik, il n’y a qu’un pas que l’on imprime avec vigueur, le froid polaire nous rappelant rapidement que notre place est bien en salle plutôt qu’en extérieur. Et c’est pour découvrir le film de Manuel Abramovich Pornomelancolía. Par sa forme docu-fiction, Abramovich filme l’intime d’un «sex influencer», d’un tournage porno à des selfies dénudés qu’il partage sur les réseaux sociaux, ses suiveurs grandissent, sa notoriété explose. En contrepartie de la réussite, la solitude et la bestialisation de son corps, les messages s’amoncellent sur Twitter, et pourtant, personne ne lui demande «comment ça va». La lecture reste convenue, et son aspect documentaire a du mal à dépasser le cap de la personnalisation: que veut nous dire Abramovich? Que la sexualisation du corps à outrance déshumanise et isole? Que ce corps désapproprié devenant objet commun entraîne avec lui un avenir sans avenir (la question «Tu te vois où dans 10 ans?» restera sans réponse)? Certes, mais trop simpliste pour bousculer.


La suite se passe dans la salle des Salons avec Feathers de Omar El Zohairy, rattrapage du film marquant de la Semaine de la critique cannoise en 2021. Un film d’une maîtrise bluffante, une multitude de thématiques abordées qui évite le piège du premier long métrage (trop en faire, trop en dire): la cruauté du règne patriarcal (une femme ne peut survivre sans un homme), la pauvreté égyptienne (imagée par des tourbillons incessants de poussière et de fumées pénétrantes), le travail des enfants, ici du fils pour supplanter l’absence du père. La mère au foyer, muette la grande majorité du film, va s’émanciper par cette absence (grâce notamment à un travail), puis de nouveau se refermer (par le retour d’un homme, un nouveau prétendant lourd et insistant), jusqu’à sa libération, et la mort finale de son mari. Intense et provocateur, Feathers est lourd de sens, et son contour de fable fantastique en masque de façade ne cache en rien son message engagé contre le règne patriarcal égyptien.


Avant de danser au Groov de Genève lors d’une soirée anniversaire de l’association LGBT 360° Fever, on retrouve le Japonais Kôji Fukuda (Harmonium, Sayonara) avec son dernier film prévu en salle pour avril, Love Life. Fukuda explore les relations humaines par le deuil d’un jeune enfant mort noyé dans son bain. Ce deuil qui drainera avec lui le retour d’un père absent, l’infidélité d’un beau-père, et le parcours d’une mère, éperdument seule dans un désert de reconstruction et d’acceptation. La mise en scène intelligente s’appuie sur un sens du détail (la lumière réfléchissante d’un CD, un jeu de pion, un chat qui s’échappe, une vidéo à double sens), pour suggérer l’émotion plutôt que de l’imposer, offrir une empathie poétique plutôt qu’un jugement obtus. Sans pathos, Fukuda performe par la douceur qu’il fait naître de la noirceur et de la douleur (et cette superbe scène où la mère, abandonnée, se met à danser sous une pluie battante).


La suite ne peut être que réjouissante. Et le second film de Hong Sang-soo présenté, The Novelist’s Film. L’on retient forcément les dernières minutes, ce passage en couleurs, et la grâce absolue de ces quelques instants, hors du temps, ce «je t’aime» face caméra de Kim Min-hee, qui font naître un sentiment de béatitude éphémère, une parenthèse sereine si précieuse. Mais aussi son cheminement, le hasard des rencontres, et le germe d’une idée (faire un film), puis sa mise en forme («l’histoire n’est pas importante») jusqu’à sa concrétisation. Hong Sang-soo ne cessera jamais d’être admiré et aimé, car sans cesse sachant renouveler son cinéma (malgré ses 28 films). Car sa caméra saura toujours être à bonne distance: là où l’émotion naît, là où le cœur parle.


Même avec la gorge qui gratte et la tête qui tape, et grâce à la très réussie version online du festival, je peux découvrir le premier long métrage de Nao Yoshikai, Shari. Au-delà de la beauté sidérante des paysages enneigés et maritimes de ce petit village reclus japonais (Shari donc, le titre du film), je suis conquis par une alternance de forme qui offre un ton inédit au film: le documentaire (et la rencontre de la population locale agricole et artisane), la poésie (et sa voix off), le fantastique (et cette forme rouge abstraite flânant au son de la neige qui crisse). Ce triptyque en équilibre apporte un regard audacieux sur les changements climatiques brutaux (vécus ici par les habitants de Shari), la terrible fragilité d’un écosystème au bord du gouffre et les conséquences sur les générations futures. Très prometteur.


En conclusion, Noémie Baume revient sur son coup de cœur de la sélection, Anhell69 de Theo Montoya. Le film propose une plongée immersive et enivrante dans les milieux queers de Medellin. S’enchaînent des portraits face caméra de personnages livrant sans barrières ni frontières leurs joies, leurs amours, leurs espérances et leurs rêves, mais aussi leur détresse. Une galerie de personnages hauts en couleur, attachants et flamboyants, dont certains très solaires font grand effet de passage à l’écran, telles des comètes pouvant disparaître brutalement. Ce récit proche du réel va progressivement glisser vers le fantastique, des «spectrophiles», créatures malfaisantes en quête de chair fraîche vont envahir les rues de Medellin: un basculement de genre en bouffée d’oxygène d’une réalité trop brutale pour son approche frontale. La violence, la misère, et la mort sont omniprésentes, mais ce qui se dégage avant tout du film c’est une formidable énergie, une aspiration sans limites, et sans concession à la liberté. Un film puissant, un essai visuel audacieux, une proposition brute et pleine de justesse dans sa manière de mettre en lumière et d’intriquer une multitude de thématiques des plus politiques et brûlantes les unes que les autres: la question de l’état de droit dans un pays en proie aux violences armées, l’intimité ou encore les sexualités.


Pierig Leray et Noémie Baume