Au nom du père

Le 21 septembre 2020

Aujourd'hui où la religion semble une affaire strictement privée et où chacun fait ses courses sur le grand marché du religieux, cette série offre une plongée saisissante au cœur d'une société en pleine recomposition du religieux et du (sentiment de) croire.

Quel que soit l’angle sous lequel on aborde la narration de cette série, signée Adam Price (scénariste de Borgen) et limitée à deux saisons - il n’y en aura pas de troisième -, le propos s’avère passionnant. Que raconte-t-elle? Plusieurs réponses se présentent: l’effondrement d’une figure pastorale, père de deux fils dont un seul ne sera pas entraîné dans sa chute; la crise de l’Eglise contemporaine au cœur d’un monde en pleine mutation; la remise en question radicale des modèles familiaux et institutionnels; ou encore…

Tout commence sans heurt par l’immersion au cœur d’une famille danoise luthérienne dont les hommes sont à Copenhague pasteurs de père en fils depuis neuf générations. Le père, Johannes Krogh, incarné par Lars Mikkelsen (meilleur acteur aux International Emmy Awards), est un homme dominateur, alcoolique, qui trompe régulièrement sa femme Elisabeth (Ann Eleonora Jorgensen), mais également une figure charismatique qui brigue le poste d’évêque de son Eglise. Ses deux fils semblent suivre la tradition familiale puisqu’ils ont fait de la théologie. Toutefois, seul le plus jeune, August (Morten Hee Andersen), est devenu pasteur avant son retour d’une courte mission comme aumônier militaire en Afghanistan. Son frère, Christian (Simon Sears), s’est rebellé, a abandonné ses études avant de partir pour le Népal, dont il est revenu transformé.

Les drames n’épargneront pas la famille Krogh. Résistera-t-elle ou implosera-t-elle? Les convictions fortes résisteront-elles aux vents contraires ou voleront-elles en éclat? Et ce d’autant plus que rôde un sentiment de culpabilité bien protestant qui risque d’enfermer tous les protagonistes à commencer par Johannes. Alors, si pardon il y a, aura-t-il un parfum de guimauve ou sera-t-il d’une exigence susceptible d’ouvrir des chemins inédits? On assiste donc en vingt épisodes à un mouvement de fond initié par des individus appelés à retrouver équilibre, jusqu’à ce que l’amour découvre un (nouveau) foyer où demeurer, alors qu’ils sont plongés dans une peine extrême et empreints d’une tristesse abyssale, sentiment universel s’il en est que l’on soit croyant ou non.

L’épaisseur et la complexité psychologique des personnages principaux et secondaires impressionnent. Non seulement les hommes tourmentés et les femmes solides, suivis ou croisés, doivent faire face à eux-mêmes, accepter leur identité, leur histoire et leur tradition personnelle, mais en outre chacun et chacune se voit également confronté aux attentes et au regard de l’autre. Jusqu’à (se) décevoir et ne plus (se) supporter ou, au contraire, (s’)assumer et prendre en charge l’héritage, reçu ou subi.

La vie bouscule et malmène les individus comme les couples; elle déplace et génère de nombreuses questions de sens qui nourrissent la narration, qu’elles soient d’ordre spirituel ou éthique. La guerre et le mal qui s’y déploie gangrènent-ils ses participants? Quelle posture l’Eglise doit-elle adopter face à l’islam? La rejeter ou opter pour un délicat dialogue? L’institution luthérienne doit-elle se réinventer, parler un nouveau langage, repenser ses rituels et sortir de ses murs lorsque l’ère est au «bricolage spirituel»? Est-il vraiment possible de renoncer au mot même de «religion» et prôner un équilibre intérieur conduisant à retenir et mêler le meilleur de chaque tradition religieuse? Et lorsqu’une paroisse, dont le nombre de membres ne fait que diminuer, tente de s’adapter à la société, où se situe la ligne de démarcation entre compromis et compromission? Jusqu’où va l’accueil du migrant en détresse? Que signifie être père, mère où conjoint, lorsque les rôles s’effacent et que les identités sont floues? Comment faire face à la mort du tout proche lorsque les mots ne sont que buée? Qu’est-ce que soigner en respectant autrui sans réserve? Qu’est-ce qu’aimer sans condition?…

Visuellement, les deux saisons sont très habilement construites et renvoient l’une à l’autre. Si la première s’assombrit progressivement, la seconde tend vers la lumière, sans présenter pour autant de happy end défini. Les ombres - voire même l’obscurité - et les lumières retenues sur l’ensemble du parcours révèlent les conflits et le combat intérieur qui se joue en tout être, comme au cœur de l’institution chevillée au corps de Johannes qui la traduit si bien - c’est un excellent prédicateur - et la trahit avec constance!

Enfin, en complément, un long entretien avec le scénariste principal éclaire la manière dont s’est construit ce scénario où la religion est au cœur de ce projet avec un «personnage continent», Johannes, un être élevé sur un piédestal et miné par ses démons intérieurs. Et avec August et Christian, Abel et Caïn ne sont pas loin dans la rivalité qui oppose les deux frères luttant pour trouver grâce aux yeux de leur père (et de Dieu). «J’ai voulu mettre en place, précise Adam Price, un creuset de connaissances et de points de vue différents. Ma collaboration avec Karina Dam, une chrétienne convaincue, a été primordiale, car s’il n’y avait eu que des auteurs athées, nous n’aurions pas forcément considéré nos personnages croyants de la même façon.» Théologiens de tous bords, imans et experts du judaïsme et du bouddhisme ont ainsi aidé à tisser la trame globale de la manière la plus circonstanciée et la plus respectueuse possible. D’ailleurs, si l’acteur principal, Lars Mikkelsen, a demandé le baptême suite à son rôle dans cette étonnante série, c’est que la foi chrétienne, bousculée, a été prise très au sérieux tout en écartant au passage bien des clichés et en soulevant des questions spirituelles et éthiques auxquelles chacun répondra personnellement au-delà de son visionnement.


Serge Molla

Note : 19

Réalisation : Adam Price

DANEMARK, 2017-2019, Arte Éditions, 2 saison 20 épisodes de 58 minutes