L'édito de Anthony Bekirov - Adèle, dans la collure

Le 07 septembre 2022

Dans leur important article «Montage» paru dans le numéro 210 des Cahiers du Cinéma en 1969, Sylvie Pierre, Jean Narboni et Jacques Rivette discutent d’une scène-clé dans le film Gertrud de Carl Theodor Dreyer. Rejetée par son amant Erland et refusant de retourner auprès de Gabriel son ex, elle ne peut supporter de rester vivre avec son mari carriériste Gustav. Elle doit partir. Et soudain, elle disparaît de l’image, d’un plan à l’autre - d’une manière impossible et interdite. Où est passée Gertrud? «Dans la collure», répondra Rivette. C’est-à-dire, dans le faux raccord entre les deux plans, à l’endroit où les deux bouts de pellicule ont été soudés au mépris des règles classiques de montage.

Il y a plusieurs façons de partir, mais il semble y en avoir moins pour en parler. Les métaphores maritimes abondent: «bon voyage», «bon vent», «voguer vers de nouveaux horizons». On aime bien aussi les trains et les gares: agiter le mouchoir la larme à l’œil, etc. Les adieux sont un haut-lieu de formules consacrées et galvaudées qui écrasent la puissance symbolique de la personne s’en allant à une plate métaphore. Et puis il y a une manière de parler de la manière dont Gertrud s’en va: dans la collure.

Adèle Morerod heureusement ne partage pas la vie tumultueuse de l’héroïne dreyerienne. Mais elle aussi a décidé de nous faire ses adieux, sans drame ni tragédie. Après avoir été collaboratrice pendant longtemps puis rédactrice en chef aux côtés de Sabrina Schwob de 2018 à 2021, elle a décidé de quitter les rangs de l’équipe - non sans laisser dans ce numéro un magnifique article sur l’urgence de la révolte cinématographique dans le cinéma africain. Et le magazine ne serait pas aujourd’hui ce qu’il est sans sa volonté de le renouveler, le mettre au goût du jour. Ciné-Feuilles a pu profiter de son excellente plume et de sa cinéphilie qu’elle n’a jamais confondue par élitisme. Il n’y a pas de «bon» ou de «mauvais» cinéma: il y a des propositions qui reflètent l’ère du temps et sont importantes de par leur impact parmi la société. Bref, il faut parler des films dont les gens parlent.

Plutôt que de nous fendre d’une expression toute faite, nous préférons la saluer comme Dreyer a pu saluer Gertrud, sans drame ni mélodrame, sans jeu. Une manière de dire au revoir à l’image du cinéma, à l’image des images qui finissent toutes par passer mais qui laissent une aura subtile dont on perçoit parfois les reflets dans la reliure.