Adapter un film en langue française exige un travail de fourmi

Le 19 juin 2019

La majorité des spectateurs préfèrent voir la version doublée d’un film de langue étrangère. Il en résulte un travail de recréation très exigeant qui, outre le talent des comédiennes et comédiens, requiert une précision et une vigilance constantes de la part de l’adaptateur.

Réalisateur, comédien, caméraman, speaker, Jean-Luc Wey* est aussi un spécialiste du doublage et de l’adaptation synchro labiale. Le Studio Masé** de Genève lui a confié l’adaptation française d’un «docu-fiction» suisse-alémanique. Dynastie Knie: 100 Jahre Nationalcircus*** a été réalisé par Greg Zglinski, cinéaste polonais vivant en Suisse, à l’occasion du double jubilé que le Knie célébrera en juin de cette année.

On est en plein travail. Le studio d’enregistrement est assombri, les acteurs francophones qui doublent les acteurs de la version originale sont à l’œuvre. Tandis que le film défile à l’écran, ils lisent et interprètent le texte du rôle qui leur revient. Mais avant d’en arriver là, il a fallu traduire en français les dialogues du film, puis observer minutieusement la prononciation et le débit de chaque rôle, afin de détecter les points sur lesquels pourront s’appuyer les comédiens et faire correspondre le français qui s’entend, au suisse-alémanique qui se voit. C’est la tâche délicate de l’adaptateur.

Jean-Luc Wey a reçu la version originale du film dans sa durée définitive. «C’est indispensable pour pouvoir régler la longueur des phrases traduites sur l’original.» Il commence par écouter et repérer les labiales, les semi-labiales, le rythme de parole, la gestique du comédien, afin de mettre en place un texte en français dont la prononciation ressemblera au maximum à l’original. Il faut que les mouvements des lèvres et du corps, les soupirs, les inspirations, les pauses soient perçus de la même manière dans la diction du comédien qui effectue le doublage que dans celle de l’acteur doublé et fassent comprendre exactement les sentiments exprimés à l’écran; la version doublée doit faire illusion.

L’adaptateur dispose pour cela d’un support, la bande rythmo. À l’origine, il s’agissait d’un rouleau de pellicule 35 mm transparent sur lequel le texte de l’adaptation était écrit à l’encre de Chine et qui était projeté sous l’écran, en synchronisme parfait avec le film 35 mm. Aujourd’hui, ce procédé d’un maniement très compliqué est effectué sur ordinateur, mais le principe est resté le même: alors que le film passe sur l’écran, les dialogues défilent sur la bande rythmo et les comédiens n’ont qu’à les interpréter au moment où ils passent sur un point de synchronisme préalablement défini - un peu à la manière d’un karaoké. Chaque rôle occupe une ligne, toujours la même; la bande rythmo peut accueillir jusqu’à cinq lignes, donc cinq rôles, qui se superposent et parfois se chevauchent, suivant l’intensité du jeu des protagonistes.

Pour le reste, il existe une convention de signes. Ainsi la bande est-elle rythmée par des barres verticales surmontées d’une croix; l’espace de l’une à l’autre est appelé boucle. D’autres signes précisent, par exemple, les caractéristiques phonétiques, (B) pour une labiale, (W) pour une semi-labiale, (O, U, OU) pour une voyelle arrondie... Une consonne prononcée en allemand doit trouver sa correspondance phonétique - donc visuelle -, sans que le sens de la phrase originale ne s’en trouve lésé en français.

Lors de l’enregistrement, la doublure se tient devant un micro, à côté de la table de mixage et en face du film projeté. La bande rythmo défile sous l’écran. Pendant le déroulement d’une boucle, le comédien dit son texte sans s’interrompre: le texte est enregistré. Une fois la boucle terminée, on l’écoute et on effectue les corrections - s’il y en a. L’intonation est-elle bonne? A-t-on prononcé son texte assez rapidement? Est-on arrivé trop tard sur telle syllabe? A-t-on suffisamment entendu ce soupir? Et si, à ce personnage un peu suffisant, s’exprimant en «Hochdeutsch» alors que le film est en suisse-alémanique, on donnait une pointe d’accent allemand? Ces questions sont discutées entre l’adaptateur et les comédiens qui reprennent l’enregistrement aussi souvent qu’il le faut. Mais parfois, une seule prise suffit.

«Le gros du travail est de faire en sorte que les deux prononciations jouent», note Jean-Luc Wey, en l’occurrence le français et le suisse-alémanique. Mais plus que le jeu des comédiens, la mise au point de la bande rythmo prend un temps que le public n’imagine pas. «L’avance quotidienne est de l’ordre de 4 à 7 minutes, soit facilement un mois pour un film de 2 heures.» C’est dire que l’adaptation et le doublage d’un film coûtent cher. Ce processus représente un savoir-faire à la fois technique et artistique ainsi que de nombreuses places de travail.

«Le doublage d’un long métrage traditionnel coûte entre 30'000 et 35’000 francs, principalement reversés sous forme de salaires à une petite trentaine de techniciens et de comédiens qui, en l’absence de ce mandat, iraient timbrer au chômage. Et pour le studio, déplore Jean-Luc Wey, le bénéfice est plutôt symbolique: depuis quelques années, les studios belges et luxembourgeois proposent d’effectuer des doublages à prix cassés, ce qui oblige les studios romands à adapter leurs offres à la baisse, malgré la cherté de la vie dans notre pays. Il faut encore préciser qu’en Suisse romande, on ne double pratiquement que des productions suisses, car les films commerciaux traditionnels sont tous doublés en France, selon une convention qui lie les studios français aux majors américains.»
Quant au public, plus il est cinéphile, plus il choisit les versions originales sous-titrées qui lui offrent la performance intégrale d’un bon acteur, sa présence à l’écran, mais aussi sa voix et son expression vocale qui manquent dans les versions doublées. Il doit pour cela accepter de perdre un peu d’image, le temps de lire les sous-titres. «Pour ma part, j’assiste toujours aux versions originales sous-titrées, précise Jean-Luc Wey. Mais je dois dire que j’aime énormément mon métier d’adaptateur!»

Geneviève Praplan


* Jean-Luc Wey est fondateur et directeur de Kumquat-Studio K, à Chêne-Bougeries/GE, société de créations audiovisuelles et studio d’enregistrement.
** Les studios Masé SA à Satigny sont à ce jour les seuls studios en Suisse spécialisés dans le doublage de séries et de longs métrages.
*** Le film Dynastie Knie: 100 Jahre Nationalcircus devrait être diffusé fin novembre prochain sur la TSR.