Abel Ferrara: «C’est le film qui détermine le rythme»

Le 20 octobre 2021

De passage à Lausanne pour présenter son film Siberia dans le cadre de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque suisse, Abel Ferrara évoque sa collaboration avec Willem Dafoe, son approche du processus créatif et le contexte de production dans lequel s’inscrit sa pratique du cinéma.


Installé à Rome depuis vingt ans, Abel Ferrara est l’auteur d’une œuvre que qualifier de singulière relèverait de la litote. Nourri par une alternance fertile entre les pratiques documentaires et fictionnelles, construit autour d’un jeu d’allers-retours entre l’Europe et les États-Unis, son cinéma est un laboratoire de formes dont le caractère parfois brouillon n’ôte rien au pouvoir de fascination. Bien qu’il se défende de travailler de manière frénétique, le cinéaste porte dans sa parole même le goût de la prolifération associative.


Siberia est votre sixième collaboration avec Willem Dafoe. Qu’est-ce qui vous motive à travailler autant avec cet acteur?

Nous avons débuté nos carrières ensemble à New York. Nous n’évoluions pas ensemble, mais chacun de nous était au courant de ce que faisait l’autre. Nous n’avions jamais eu l’occasion de collaborer avant New Rose Hotel. Ensuite, nous avons bâti une amitié et une relation de travail. Et puis nous nous sommes installés en Italie au même moment, par coïncidence. Willem, tu travailles avec lui une fois et ça te donne envie de poursuivre avec lui et ensuite tu ne veux plus le lâcher. Il est tout ce que tu attends d’un acteur: il est bon et il a une énergie positive.


Willem Dafoe dit qu’il est une extension de ce que vous essayez de faire.

C’est son métier. Il doit se pointer, partir à la reconnaissance d’un territoire et comprendre ce que c’est. Ensuite, c’est à lui de jouer devant la caméra.


Vous affirmez ne jamais faire de répétitions avec vos acteurs et souhaiter qu’ils oublient tout du scénario au moment de jouer. Est-ce la façon dont vous avez travaillé avec Willem Dafoe sur Siberia?

C’est essentiel d’oublier. Quand tu tournes, tu n’es pas en train de répéter. Les répétitions, ce sont les répétitions. Nous, on tournait. À partir du moment où il y a des caméras, elles tournent en théorie.


Quelles indications donnez-vous aux acteurs durant le tournage?

Je leur parle, voilà tout. Ce sont des personnes avec qui j’ai noué des liens et qui savent tout du film, auquel elles apportent aussi leurs idées. Tout le monde a lu le scénario. Le plus important, c’est que tu aies mis tes émotions dedans, même si c’est confus. Avec les acteurs, la plupart du temps, tu écoutes plus que tu ne parles.


Siberia s’apparente à une succession de rêves éveillés. Comment avez-vous élaboré la structure du film? Vous êtes-vous laissé porter d’une vision à l’autre lors de l’écriture?

On essayait juste d’être libre dans notre travail et d’explorer les possibilités ouvertes par ce qui était en train de se passer. Une fois que t’as fait un film, tu ne veux pas le refaire de nouveau. Tu passes à la suite. Raconter des histoires, on l’a déjà fait. On tente de trouver une nouvelle voie. C’est l’évolution d’un processus, c’est tout.


La plupart des films que vous avez réalisés récemment se déroulent dans des environnements qui vous sont familiers. Piazza Vittorio, Tommaso et Zeros And Ones ont été tournés dans le quartier où vous vivez à Rome. En revanche, Siberia se passe dans des lieux qui sont très éloignés de votre réalité quotidienne.

La nature était un élément clé. On voulait partir de la ville, sortir de notre zone de confort. C’est sympa d’être à la maison et d’avoir de la bonne bouffe italienne à volonté. On s’y adapte. Partir, c’est un processus. Qui n’irait pas au Mexique, dans le désert ou bien à Mexico, où on est allés? Tu rencontres de nouvelles personnes, tu te retrouves dans des situations nouvelles, c’est une ouverture constante de ton horizon. Tout ça, à la fin, c’est le film.


Comment avez-vous trouvé les lieux de tournage?

Grâce à l’argent. Il nous fallait ce dont on avait besoin: un vrai désert, une vraie montagne, de la neige, etc. Je n’allais pas filmer autre chose que la nature extrême dans ses formes les plus incroyables. L’argent nous a donné ça. Il nous a emmenés en Italie et au Mexique et nous a apporté du matériel de studio. On voulait recréer précisément la maison d’enfance de Willem, alors on est allés dans un studio à Munich.


À l’époque où vous travailliez aux États-Unis, faire des films n’allait pas sans son lot de difficultés financières. La situation que vous connaissez en Europe est-elle différente à cet égard?

Lever de l’argent pour faire des films, ça craint toujours. On n’a jamais été dans une position où on avait de l’argent pour faire ce qu’on voulait. À chaque fois, on a dû financer nos films. Quand l’économie va bien, il y a plus d’argent pour le cinéma. Quand l’économie prend un mauvais tournant, c’est plus difficile pour tout le monde, surtout pour les projets sur lesquels les types ne sont pas sûrs de se faire de l’argent. C’est un investissement risqué, le cinéma.


Depuis plusieurs années, vous tournez quasiment un film par an. Dans la conjoncture actuelle, est-il plus difficile de tenir ce rythme frénétique?

On ne fait pas un film par an. On a fait Pasolini, puis plus un seul film pendant cinq ans. On a tourné deux longs métrages, Tommaso et Siberia, et quatre documentaires. On tourne des documentaires parce que c’est plus facile à financer, et aussi pour la liberté formelle. Je ne pense pas travailler de façon frénétique. C’est le film lui-même qui détermine le rythme.


Propos recueillis et traduits par Emilien Gür, critique de cinéma, collaborateur régulier de Filmexplorer