75e Locarno Film Festival

Le 24 août 2022

C’est cette année encore sous un soleil de plomb que s’est déroulée, du 3 au 13 août, la 75e édition du Locarno Film Festival, la deuxième sous la houlette du directeur artistique Giona A. Nazzaro. L’occasion pour les cinéphiles de Suisse et d’ailleurs de se retrouver sur la Piazza Grande, autour d’un spritz au Teatro Paravento ou dans les eaux claires des rivières tessinoises, mais surtout de découvrir une très riche programmation, forte de 226 films et de plus de 400 projections.


Concours international

Amorçons ce parcours à travers cette édition 2022 avec sa principale compétition, le «Concorso internazionale». Comme chaque année, s’y côtoyaient des œuvres particulièrement éclectiques et des films à l’esthétique et au ton très variés - pour le meilleur et pour le pire. Nous passerons rapidement sur les longs métrages les plus catastrophiques, à commencer par le désolant Il Pataffio de Francesco Lagi, fabliau médiéval à l’italienne suivant les tentatives infructueuses d’un seigneur balourd pour prendre possession d’un château qui lui revient, occupé par des paysans prêts à en découdre. Le résultat est grossier, jamais drôle et, pire encore, profondément ennuyeux.


Dans un tout autre registre, le thriller franco-belge Bowling Saturne de Patricia Mazuy s’est également avéré très décevant. Il met en scène la trajectoire parallèle de deux frères: l’un est policier, l’autre dort dans la rue et enchaîne des petits boulots de videur. À la mort d’un père que l’on devine tyrannique, le flic confie la gestion du bowling qu’il reçoit en héritage à son frère. Ce dernier utilise alors le lieu pour laisser libre cours à ses pulsions meurtrières et y assassiner plusieurs jeunes femmes. L’enquête qui s’ensuit se fait le lieu d’une traque fraternelle, le premier cherchant à élucider les crimes commis par le second. Si faire reposer la tension sur l’attente de la confrontation d’un assassin et d’un enquêteur suivis en parallèle est un procédé parfois efficace (notamment dans l’excellente série The Fall d’Allan Cubitt), il manque totalement son but ici. Les rebondissements sont convenus, les personnages secondaires dénués de relief, et les scènes de meurtre inutilement violentes, comme dans une tentative de masquer la vacuité de l’œuvre par une forme de sensationnalisme.


Fort heureusement, la compétition regorgeait aussi de bonnes surprises, comme le dernier opus du Russe Alexander Sokurov, probablement le titre le plus attendu de la sélection. Skazka est une plongée hallucinée dans un purgatoire en noir et blanc oscillant entre dessins d’animation et prises de vue réelles. Au cœur de ce lieu dantesque évoluent différentes figures historiques comme Hitler, Mussolini, Churchill ou encore Staline, mis en images via un processus de deep fake: bien qu’incarnés par des acteurs, les personnages sont modifiés numériquement pour imiter à la perfection les traits, les mouvements et les mimiques de leurs modèles. Leurs discussions sans queue ni tête et leur errance dans une impressionnante antichambre des enfers contribuent à tisser un propos tragi-comique sur la tyrannie et la banalité du mal. Si le discours est subtil et bien amené, c’est avant tout la prouesse technique et visuelle qui fait de ce film un des objets les plus exigeants de cette 75e édition.

Toujours en compétition, et salué par un Prix spécial du Jury, citons le divertissant Gigi la legge d’Alessandro Comodin, cinéaste récompensé par le Léopard d’or en 2011. Brouillant volontairement la frontière entre documentaire et fiction, le long métrage suit la trajectoire de Gigi, un agent de police qui passe ses journées à patrouiller en voiture dans différents villages du Frioul dans lesquels il ne se passe pas grand-chose. Au fil de ses promenades qui l’amènent d’un événement anecdotique à un autre, Gigi utilise la radio de sa voiture pour discuter avec Paola, la nouvelle recrue chargée de gérer la centrale d’appels de la police. Majoritairement filmé en huis clos à l’intérieur du véhicule du gendarme, le film dépeint la poésie qui se cache dans la routine du quotidien, et ménage une série de scènes comiques portées par le charisme improbable du personnage principal.


Terminons cette traversée (incomplète) du Concours international avec l’unique film suisse de la sélection, De noche los gatos son pardos de Valentin Merz, au synopsis pour le moins intrigant: lorsque le réalisateur d’un film libertin en costumes disparaît mystérieusement en plein tournage, la police interroge son équipe dans l’espoir de retrouver sa trace. Avec son récit volontairement décousu teinté de surréalisme, procédant par tableaux successifs et multipliant les références cinéphiles, le film de Merz constitue une proposition artistique véritablement audacieuse qui, malgré ses quelques longueurs, méritait amplement sa place dans cette sélection ainsi que sa Mention spéciale dans la catégorie «First Feature».


Cinéastes du présent


Autre compétition importante du festival, le «Concorso Cineasti del presente», qui met à l’honneur les premiers ou seconds longs métrages de jeunes cinéastes, regroupe souvent à la fois le meilleur et le pire de ce que Locarno peut proposer. Cette année n’a pas fait exception: certains des films les plus imaginatifs de cette 75e édition se trouvaient bien dans cette sélection, notamment Den siste våren de Franciska Eliassen. La cinéaste propose une plongée dans l’esprit tortueux de la sœur de la narratrice, via la mise en scène de la lecture de son journal intime. Le long métrage crée ainsi de toutes pièces un monde intérieur à travers la présence de collages, de dessins, de peintures ou de textes attribués à la protagoniste. Cet impressionnant travail des accessoires et des décors est complété par une réalisation jouant habilement d’effets de symétrie et de couleurs pour construire un film onirique à souhait.


Love Dog de Bianca Lucas, suivant un homme qui se retire dans une bourgade aux allures de ville fantôme au cœur du Massachusetts en compagnie du chien de sa compagne qui vient de se suicider, constitue une autre découverte de la sélection. Cette peinture particulièrement sombre du deuil plonge le public dans une ambiance lourde et rend le visionnage de l’œuvre éprouvant. Toutefois, quelques notes d’espoir émergent, au gré d’une conversation, d’un regard ou d’un simple contact physique entre le personnage et les rares personnes qui croisent sa route.

Cette compétition proposait également des films bien produits et réalisés, mais moins audacieux que ceux que nous avons cités précédemment. C’est notamment le cas de Matadero de Santiago Fillol, une fiction racontant le tournage chaotique d’un film en Argentine dans les années 1970. De facture très classique, le long métrage est efficace dans son récit et porté par des acteurs convaincants, sans pour autant se démarquer par une quelconque audace formelle. Une critique analogue pourrait être faite à Svetlonoc de Tereza Nvotová, le film primé par le Jury, suivant une jeune femme de retour dans son village natal en Slovénie qui se voit progressivement accusée par une population superstitieuse, sexiste et rétrograde de pratiquer la sorcellerie. Si la photographie est exemplaire, le parallèle entre la chasse aux sorcières d’antan et la violence faite aux femmes de nos jours s’avère en revanche très convenu, tout comme l’imagerie mobilisée, faite de serpents, de loups et de danses autour du feu. Pour achever notre aperçu de cette ligne de programmation sur une note (involontairement) comique, mentionnons l’insipide Astrakan de David Depesseville, qui rafle haut la main le Léopard du pire film proposé cette année dans les salles tessinoises. Souhaitant traiter le sujet particulièrement grave de l’inceste, le film enchaîne les maladresses narratives et se noie dans un symbolisme prétentieux. Plus encore, le jeu des acteurs confine au ridicule dans la totalité des scènes, amenant le spectateur à rire nerveusement devant des situations qui se veulent tragiques.



Pardi di domani


Traditionnellement, les «Pardi di domani», troisième grande compétition du festival mettant à l’honneur des courts métrages helvétiques et internationaux, est un lieu de découverte de talents émergents et de visions novatrices. La sélection 2022 a confirmé cette tendance: si certains films présentés dans cette catégorie étaient oubliables - voire agaçants, comme l’interminable film d’animation Tiger Stabs Tiger de Shen Jie ou le prétentieux Il faut regarder le feu ou brûler dedans de Caroline Poggi et Jonathan Vinel -, une grande partie d’entre eux constituaient de véritables pépites laissant présager le meilleur pour la carrière de leurs auteurs et autrices.

C’est tout d’abord dans la sélection suisse que l’on trouvait des œuvres très originales, comme Serafina de Noa Epars et Anna Simonetti, documentaire tourné en 16 mm dépeignant la trajectoire croisée d’une jeune femme devenue fidèle pratiquante de l’Eglise orthodoxe et de garçons adeptes de motocross en Suisse romande. Le film, rafraîchissant et décomplexé, parvient avec intelligence à lier ces deux univers a priori opposés mais qui se rejoignent sous le sceau d’une forme de foi qui habite à la fois la jeune religieuse et la bande de motards. Autre belle réalisation helvétique: Euridice, Euridice de Lora Mure-Ravaud, une histoire d’amour tragique entre deux jeunes femmes, portée par des comédiennes brillantes et récompensée à juste titre par le Jury. Il faut aussi citer le très maîtrisé Fairplay de Zoel Aeschbacher, fiction glaçante entremêlant trois histoires de jeux dangereux voués à finir de manière tragique, dans différents contextes (une cour d’école, un garage, une fête d’entreprise). Le cinéaste dose la tension à la perfection et dirige d’excellents acteurs dans un film dont le spectateur ou la spectatrice ne sort pas indemne.

La Compétition internationale n’était pas en reste: elle intégrait notamment le film Hardly Working du collectif Total Refusal se penchant avec humour sur le quotidien répétitif et souvent absurde des personnages non jouables du jeu vidéo Red Dead Redemption, et constituant une passerelle bienvenue entre les mondes cinématographique et vidéo-ludique. Primé par le Jury dans la catégorie «Corti d’autore», qui réunit des films réalisés par des cinéastes ayant déjà un long métrage à leur actif, le film Big Bang de Carlos Segundo constituait enfin le véritable choc de cette sélection: situé au Brésil, il suit le quotidien d’un homme de petite taille employé pour réparer des fourneaux et chaudières dans lesquels il parvient à se glisser. À travers les discriminations que subit le protagoniste, le cinéaste tisse un propos fort sur la lutte des classes, qui se termine par l’explosion jouissive du four d’une maison bourgeoise.


Rétrospective Douglas Sirk


Concluons avec la ligne de programmation qui a constitué le rendez-vous incontournable des cinéphiles au fil des onze jours de festival, dans la confortable salle du GranRex: la rétrospective consacrée à Douglas Sirk, maître du mélodrame hollywoodien ayant débuté sa carrière en Allemagne avant de fuir le régime nazi pour les États-Unis. Le Locarno Film Festival proposait une intégrale de ses réalisations, agrémentée de plusieurs documentaires qui lui sont consacrés ainsi que des relectures de ses films par d’autres cinéastes - notamment Todd Haynes, qui était présent pour introduire son Far From Heaven (2002), remake queer du All That Heaven Allows de Sirk (1955). Le public a ainsi pu (re)découvrir de célèbres mélodrames en Technicolor comme Written On The Wind (1956) ou Imitation Of Life (1959), mais aussi d’autres titres méconnus comme la désopilante comédie The Lady Pays Off (1951), dans laquelle une jeune femme élue «professeure de l’année» perd tout son argent au casino, et se voit contrainte, pour rembourser sa dette, de donner des cours privés à la fille du gérant de l’établissement, qui tombe peu à peu amoureux d’elle. En guise de note finale, une bonne nouvelle pour les nostalgiques de Locarno: l’expérience du festival se poursuivra à la rentrée à la Cinémathèque suisse, qui reprend une partie de cette rétrospective dans ses salles lausannoises.