La femme aux 5 éléphants

Affiche La femme aux 5 éléphants
Réalisé par Vadim Jendreyko
Pays de production Suisse, Allemagne
Année 2009
Durée
Musique Daniel Almada, Martin Iannaccone
Genre Documentaire
Distributeur Nour Films
Acteurs Svetlana Geier
Age légal 7 ans
Age suggéré 16 ans
N° cinéfeuilles 614
Bande annonce (Allociné)

Critique

Lors de sa projection en première suisse à Visions du Réel à Nyon en 2009, le documentaire de Vadim Jendreyko a été récompensé de deux prix ainsi que d’une mention spéciale du Jury interreligieux. Il a reçu de nombreux autres prix, dont celui du cinéma suisse «Quartz 2010» du meilleur documentaire. Ce film nous fait découvrir une personnalité hors du commun, Svetlana Geier, 85 ans, considérée comme la plus grande traductrice de littérature russe en langue allemande.

Le documentariste bâlois Vadim Jendreyko nous offre un cadeau: le portrait d’une femme magnifique, Svetlana Geier. Née à Kiev en Ukraine en 1923, elle a traversé le siècle, a connu les tourments de la guerre, du stalinisme et du nazisme, puis a vécu sa vie de femme, de mère et de traductrice en Allemagne, à Fribourg-en-Brisgau.

Toute menue et voûtée, elle rayonne d’intelligence et d’humanité, avec un cœur et un esprit qui n’ont pas pris une ride. Elle continue à s’affairer dans sa maison entre la cave et la cuisine, concentrée dans la préparation de mets destinés à ses enfants et petits-enfants. Et tous les matins, avec l’aide de sa vigilante et disciplinée secrétaire-collaboratrice, elle se met au travail. Infatigable traductrice au long cours, de Pouchkine à Soljenitsyne, de Tolstoï à Boulgakov et tant d’autres, elle s’est attaquée ces vingt dernières années aux cinq grands romans de Dostoïevski, ses cinq éléphants: «Crime et châtiment», «L’idiot», «Les démons», «L’adolescent» et «Les frères Karamazov». Et, depuis quarante ans, elle enseigne dans diverses universités et transmet son savoir, sa passion pour les langues et la traduction.

Quelle merveille d’entendre cette femme exprimer ses réflexions et méditer à haute voix sur le langage, l’écriture, la traduction et son désir de transmettre le sens et la beauté d’un texte! Passeuse de l’esprit des grands chefs-d’œuvre de la littérature russe, elle-même semble déguster, savourer et digérer les mots. Elle se les approprie, les intériorise pour aller toujours plus au cœur de l’essentiel dans la quête du sens de l’ensemble et de l’esprit de l’œuvre. Toujours en équilibre sur les failles ouvertes par la complexité et le mystère des langues, elle reprend inlassablement les questions posées par Dostoïevski sur la liberté, la connaissance de soi et l’éthique: la fin justifie-t-elle les moyens?

Le regard du réalisateur est pudique, respectueux, toujours à la bonne distance. Certains critiques lui ont reproché la lenteur du rythme, des scènes inutiles où il ne se passe rien, un scénario qui manque de tension et devrait être plus resserré. Mais cette lenteur justement apporte de la densité au sujet, en cohérence avec le patient travail de la traduction; aucune scène n’est superflue et il y a des instants de grâce dans les silences, les paroles murmurées, la bienveillance et l’intelligence du regard habité de Svetlana Geier.

Prenez donc le temps d’aller à la rencontre de cette femme exemplaire qui, sa vie entière, a «levé le nez»; consciente de sa valeur, elle est restée rebelle à tous les dogmatismes, tant des régimes totalitaires que des systèmes de pensée académiques stérilisants. Attentive, généreuse et forte, elle semble même échapper à la culpabilité de ceux qui s’en sont sortis; elle rend d’ailleurs hommage aux Allemands qui lui ont permis de survivre.

«Il faut lire Dostoïevski comme un chercheur de trésor: aux endroits les plus insignifiants sont enterrés des joyaux que l’on ne découvre souvent qu’à la deuxième ou à la troisième lecture. Il est inépuisable.» L’impression qui l’emporte au sortir de ce témoignage est de se sentir plus riche, plus intelligent, avide d’explorer autrement les textes connus et en découvrir de nouveaux.

Anne-Béatrice Schwab