Mémoires de nos pères

Affiche Mémoires de nos pères
Réalisé par Clint Eastwood
Pays de production U.S.A.
Année 2006
Durée
Musique Clint Eastwood, Lennie Niehaus
Genre Guerre, Drame
Distributeur Warner Bros. France
Acteurs Ryan Phillippe, Jamie Bell, Adam Beach, Paul Walker, Neal McDonough
Age légal 16 ans
Age suggéré 16 ans
N° cinéfeuilles 534
Bande annonce (Allociné)

Critique

"Ce premier film d'un projet qui en comptera deux est consacré à la guerre du Pacifique du point de vue américain, à l'inverse du second, LETTRES D'IWO JIMA, annoncé pour début 2007 et présentant le point de vue japonais. Complexe et très maîtrisé, ce film mêle les thèmes de la mémoire, de l'héroïsme, de la guerre et de ses conséquences sur l'humain, à celui des médias et de la manipulation de l'image.

Au départ, une image qui a fait le tour du monde: celle de cinq marines et d'un infirmier de la Navy, au cinquième jour de la sanglante bataille d'Iwo Jima, qui hissent ensemble le drapeau étoilé au sommet du mont Suribachi, moment saisi par Joe Rosenthal de l'Associated Press. En quelques jours, son cliché est repris partout au point que l'état-major décide alors de rappeler les héroïques soldats afin qu'ils servent désormais leur pays, non plus au front, avec leurs unités, mais chez eux, en participant comme vedettes à d'innombrables meetings pour vendre les précieux Bons du Trésor qui financent l'effort de guerre. Seuls trois le pourront (les autres ont été tués au combat): le laconique John ""Doc"" Bradley, le fringant René Gagnon et le timide et énigmatique Amérindien Ira Hayes, victime à plusieurs reprises de racisme en raison de ses origines ethniques, qui vivra avec beaucoup de difficulté son retour à la ""vie normale"".

Cette histoire authentique est tirée du livre du fils du ""Doc"", James Bradley, qui raconta sa quête pour connaître le véritable rôle de son père. Il faut en effet bien comprendre que ces hommes ont, comme la plupart de leurs compagnons, gardé le silence sur leurs faits d'armes. D'une part, à leurs yeux, les gens ne pouvaient pas les comprendre et, d'autre part, leurs propres souvenirs étaient parfois bien lourds. Aussi, pour permettre au spectateur de comprendre, ou plus encore de sentir tout cela, Eastwood mêle les temps et les actions. Tantôt on est sur le champ de bataille d'Iwo Jima, tantôt aux Etats-Unis à l'occasion d'une importante collecte de fonds, tantôt quelques dizaines d'années plus tard lorsque le vieux Bradley se confie enfin. L'ensemble s'offre alors comme un récit cohérent et très habilement construit, perturbé par des moments où la mémoire injecte tel souvenir avec son émotion toute intacte. D'où le caractère extrêmement humain de cette réalisation. Et puis, il y a le fait que ces trois rapatriés ont été présentés comme d'extraordinaires héros, de ces hommes qui, par leur dévouement, redonnent confiance à une nation toute entière. Le problème est que dès leur engagement à collecter des fonds, jamais ils ne se sentent et ne se sont sentis héros. Au contraire, le regard que l'on pose sur eux, et plus encore le rôle qu'on leur fait jouer, leur pèse. Et le poids est d'autant plus grand qu'ils savent dans quelles conditions le célèbre cliché a été pris: en fait, la photographie a été prise au moment où on a remplacé le drapeau hissé initialement. Sans parler que l'un des six prétendus ""héros"", mort au combat, n'a jamais vu son nom cité, car confondu avec l'un de ceux qui avait dressé le premier étendard! D'ailleurs, âgé, l'un d'eux confesse: ""C'est déjà dur d'être un héros quand tu as sauvé des vies, mais quand tu as juste porté un drapeau..."" Très habile réflexion sur la manipulation de l'image qui depuis a connu un impressionnant développement.

Et, bien sûr, il y a la guerre qu'Eastwood tente de rendre dans toute son horreur et sa cruauté, sans concession. Mais là où le cinéaste dépasse souvent ses pairs, c'est que ses images ne sont pas gratuites - il n'y a place pour aucune complaisance -, il les montre parce qu'elles se sont gravées telles quelles dans la mémoire des soldats. Bien avant le spectateur, ce sont eux qui aimeraient s'en dégager. L'image, la façon de traiter les couleurs (presque dans le noir et blanc pour les scènes de guerre), la suggestion plutôt que la représentation, la complexité et l'ambiguïté des hommes, des dialogues où c'est moins ce qui est dit que ce qui ne l'est pas, tout cela rend passionnante cette réalisation. Car il n'est pas innocent de soulever autant de questions fortes, qui trouvent dans l'engagement étasunien en Irak un étonnant écho: il suffit de se souvenir de la fabrication de l'héroïne Jessica Lynch - capturée par les Irakiens et sauvée par les forces spéciales américaines - ou de la façon dont ce grand pays gère son information, voire sa désinformation, sans parler de sa mémoire des faits de guerre.

La qualité de cet opus 1 conduit à attendre avec impatience le second volet, et c'est au vu de l'ensemble que l'on jugera s'il s'agit globalement d'un chef-d'œuvre."

Serge Molla