L'édito de Serge Molla - Peut-on juger objectivement un film?

Le 19 octobre 2011

Comment des hommes et des femmes qui sont tous à la fois cinéphiles, sensés et sincères, peuvent-ils avoir, sur une même œuvre, des opinions diamétralement opposées? La réponse est claire: il n’y a pas de critères objectifs qui permettent de mesurer, évaluer et critiquer une œuvre d’art.

Certaines feront certes l’unanimité dans l’acceptation ou dans le rejet; d’autres créeront la division. A l’origine de cette division, il y a, bien sûr, une question de goût: on aime ou on n’aime pas le style d’un cinéaste. Nous pourrons être unanimes pour accepter le style d’un auteur, ou pour refuser un cinéaste qui, en fait, n’a pas de style. Mais un troisième pourra ne pas être accepté par tous. (...) Cette question de goût n’explique pas tout.

Lorsque nous sommes en face d’un film comme d’ailleurs de toute œuvre d’art, nous pouvons ressentir d’une part tout le capital affectif que son auteur y a investi; mais d’autre part nous y investissons un peu de notre propre subjectivité. Quelqu’un sera peut-être très profondément heurté par ce qu’il voit, parce que cela touche en lui des cordes très sensibles; un autre le sera moins, parce que son expérience ou peut-être son éducation ne l’auront pas sensibilisé sur ce point précis. Quelqu’un vibrera à la projection d’un film, parce que ce qu’il voit et la façon dont les choses lui sont montrées font resurgir en lui le souvenir, peut-être inconscient, d’une expérience passée ou d’un rêve souvent caressé. Un autre sera presque indifférent à la même œuvre, parce qu’elle n’évoque pour lui rien qui le fasse vibrer en concordance avec son auteur.

Celui qui regarde un film le recrée donc pour son propre compte: le film qu’il reçoit est composé d’une part de ce que son auteur y a mis et d’autre part de ce qu’il y aura mis lui-même. Ceux qui assistent avec moi à la projection d’un film n’ont peut-être pas vu tout à fait le même film que moi, puisqu’ils l’auront, tout comme moi, recréé selon leur propre affectivité. Si je dis que j’aime ou que je n’aime pas un film, je porte un témoignage sur moi-même autant que sur le film.

C’est parce qu’il est conscient du caractère nécessairement subjectif des jugements portés sur une œuvre d’art que Ciné-Feuilles est une équipe, car ce n’est que l’équilibre entre les diverses sensibilités qui permet un jugement global plus ou moins objectif.

Cet éditorial de Francis-R. Nicolet (récemment disparu), suscité par SAUVE QUI PEUT LA VIE de Jean-Luc Godard, a été repris quasi à la lettre du tout premier numéro de Ciné-Feuilles, paru voilà trente ans. Rien de nouveau sous le soleil du projecteur...

(CF 645)