Journées de Soleure 2016.

Le 13 février 2016

Soleure2016Entre dégel et incandescence

«Avez-vous manipulé quelqu’un récemment, simulé un orgasme ou même tué un semblable avec une arme à feu?». L’intention de Seraina Rohrer, lors de la soirée inaugurale dans la Reithalle, n’était pas d’explorer notre psychogramme, mais d’énoncer la quintessence du jeu des acteur(-trice)s, sous la lumière des projecteurs durant cette huitaine (du 21 au 28 janvier).

À l’instar du Conseiller fédéral Alain Berset, qui prononça une allocution très remarquée, madame la Directrice pointa les conséquences néfastes, pour la branche, de la votation du 9 février 2014 sur «l’immigration de masse»: la suspension, par l’Union européenne, du contrat bilatéral «MEDIA», freinant singulièrement l’exploitation de productions nationales à l’échelle du continent…

Ursula Pfander, la très avenante attachée de presse, se réjouit de «la beauté» de la 51ème édition, «y compris sur le plan météorologique». La Bernoise, qui officiera en août à Locarno, retient surtout, outre les différents «visages», qui marquent les œuvres de leur présence et la plateforme offerte aux jeunes créateur(-trice)s, l’exceptionnelle qualité, comme à l’accoutumée, des documentaires. Elle mentionne Offshore-Elmer and das Bankgeheimnis de Werner Schweizer, Melody of Noise  de Gita Gsell, Fragments du paradis de Stéphane Goël, Zen for nothing de Werner Penzel et Democracy de David Bernet.

En phase

Les révélations fracassantes, à partir du 6 juin 2013, d’Edward Snowden nous ont alarmés sur la surveillance électronique systématique (pas uniquement par la CIA et la NSA américaines), l’usage abusif, à notre insu, de données personnelles et, donc, sur les failles béantes quant à la confidentialité de notre «activité» électronique. À partir de janvier 2012, David Bernet a assisté de près aux tentatives inlassables du député européen Jan Philipp Albrecht (des Verts allemands), rapporteur de la loi sur la protection de la sphère privée sur le web, pour parvenir à un consensus «par le haut» entre les fractions siégeant à Bruxelles et Strasbourg sur le texte soumis par la commissaire luxembourgeoise Viviane Reding. Le 12 mars 2014, l’assemblée plénière entérina la plupart des modifications et rajouts négociés par l’élu, renforçant un tantinet les droits des citoyens. Cette mouture a déplu aux lobbyistes, extraordinairement agressifs dans leur volonté de défendre les intérêts des grosses firmes. Le 15 décembre 2015, six mois après le clap de fin, le Parlement, la Commission et le Conseil européens ont convenu d’un accord de principe sur ces questions essentielles.

La Biennoise Caroline Fink est une passionnée de montagnes. L’auteur de plusieurs ouvrages, illustrés de splendides photographies, et d’articles autour de son thème de prédilection a réalisé son premier film Aletsch – Von Aletsch2Menschen und Eis  (22'20''). Le glacier d’Aletsch, le plus imposant des Alpes, culminant à 4160 mètres, long de vingt-deux kilomètres six cents, large de deux kilomètres, d’une superficie de cent vingt-huit kilomètres carrés (selon l’UNESCO qui a inscrit, le 13 décembre 2001, le site Jungfrau-Aletsch au patrimoine mondial naturel) et pesant vingt-sept milliards de tonnes, a reculé d’environ trois mille mètres depuis 1870. Le guide Hanspeter Berchtold, Andreas Wyss, à la tête de l’équipe de maintenance, et le glaciologue Andreas Bauder, de l’École polytechnique fédérale de Zurich, ont constaté une diminution sensible du volume, en raison du réchauffement climatique. Les touristes se pressent (cinq mille par jour). Ils accèdent au Jungfraujoch (3471 mètres) via la gare de chemin la plus élevée d’Europe (3454 mètres). En 2015, la compagnie a enregistré plus d’un million de visiteurs, le record depuis 1912. Maniant la caméra, qui caresse la langue du fleuve gelé, et la perche pour la prise de son, la jeune femme nous livre des images à couper le souffle. «Certains d’entre nous croient en un paradis dans l’au-delà. Et s’il était sur terre?...».

Se sachant irrémédiablement condamné, Peter Liechti s’était attelé à un film, «une ode à la vie, où se mélangent le présent et le passé, la maladie et le souvenir pour engendrer une ivresse sans fin d’images et de sons davantage en phase avec les rêves». Il s’éteignit le 4 avril 2014 (1). Il laissa à la postérité un montage d’un quart d’heure, d’impressionnantes archives ainsi que son «Journal d’hôpital». Ses fidèles compagnons de route ont tiré de ces riches «matériaux» un triptyque émouvant: Dedications, un moyen-métrage de 51' agencé par Annette Brütsch et Jolanda Gsponer, un livre éponyme (2) de la susnommée et Christoh Egger  et une installation composée de trois écrans d’Yves Netzhammer. En héritage aussi, les mots du cher défunt: «Il y a pire dans la vie que de mourir…».

Limites

For this is my body de Paule Muret. La rencontre, ou plutôt le côtoiement, dans une chambre d’hôtel, puis à l’extérieur, entre une jeune fille (Audrey Bastien) et un chanteur, leader d’un groupe de rock, durant vingt quatre heures, le laps séparant un concert du suivant. Trois jours après avoir lu le script, l’Anglais Carl Barât (Dirty Pretty Things, puis The Libertines avec Pete Doherty, et, depuis peu, The Jackals) a accepté le rôle, car ce qu’endosse et endure le personnage reflète «l’âme immuable du rock, la solitude de l’idole». Les 99'39'' traitent d’une certaine acception de l’amour, de l’abjection, de l’attirance entre deux êtres inaptes au bonheur, de sexe sans l’aboutissement charnel. En cela, le propos de la Suissesse qui habite à Paris est assez original. Paule Muret se réfère à la «cristallisation stendhalienne» et à «l’existentialisme camusien». La groupie suit la star depuis qu’elle a entendu «Peroxide doll». Elle s’est mue en une «poupée peroxydée», vêtue d’une minirobe grise et de bottes en daim noires. Lui, écorché vif, alcoolique et paranoïaque, semble terrifié à la perspective de sortir dans la rue, d’évoluer dans une atmosphère où prévalent, croit-il, l’intolérance et la haine. Elle ne désire que de le préserver, à défaut des démons qui le hantent, du moins de la cohorte des fans. Le frontman discerne la «tragédie lorsque l’homme se situe au-delà des limites fixées par les dieux». L’issue, immanquablement fatale, m’a surpris…

Traumland5Après la regrettée Jacqueline Veuve (décédée le 18 avril 2013) en l’an 2000 et Marthe Keller il y a quatre ans, le comité d’organisation a dédié sa «Rencontre» à une autre grande dame du cinéma helvétique. Depuis 1994, l’actrice Ursina Lardi a joué dans trente-trois films. Treize d’entre eux figurèrent au programme. Dans son plus récent Sag mir nichts d’Andreas Kleinert, elle incarne Lena, qui, quoique heureuse en mariage, ne résiste pas à une escapade amoureuse avec Martin (Ronald Zehrenfeld). Pour son rôle d’une autre Lena (Traumland de Petra Volpe en 2013), elle avait obtenu le Prix d’interprétation féminine du cinéma suisse. La native de Samedan, peu encline aux allures de diva, vit dans la capitale allemande. La pensionnaire de la Berliner Schaubühne déploie, aux côtés de Consolate Sipérius, son immense talent dans le double monologue de son compatriote Milo Rau «Compassion/L’histoire de la mitraillette», en tournée sur maintes scènes.
Avec 5,45% de «parts de marché», le septième art autochtone se porterait relativement bien. Les 1,6 million d’entrées pour Heidi d’Alain Gsponer, un score jamais atteint par un film suisse, gonflent évidemment le taux. Combien des deux cent vingt-deux (tous genres et catégories confondus)  présentés sur les rives de l’Aar bénéficieront-ils d’un créneau dans des salles obscures?...

 Le vendredi 22 janvier, au Landhaus, Seraina Rohrer, les écrivaines Melinda Nadj Abonji et Ruth Schweikert, les réalisateurs Éric Bergkraut et Stefan Haupt ont improvisé une conférence de presse pour lister les dangers de l’initiative populaire de l’U.D.C. sur «le renvoi effectif des étrangers criminels» soumise à votation, le 28 février. Un peu de cet «esprit de Soleure», invoqué par Alain Berset !

René Hamm

(1) Cf. mon hommage du 9 avril 2014, «La disparition de Peter Liechti, un sceptique joyeux» sur ce site.
(2) Édité le 14 janvier 2016 chez Scheidegger & Spiess (Zurich), 184 pages, 39 FS.